Manuel pour les étudiants de la Ve année Dossier 4.

Навчальний посібник з аналітичного читання для студентів п’ятого курсу французького відділення / Укл. Г.Ф.Драненко, М.М.Попович. – Чернівці: Рута, 2006. –  108 с.

DOSSIER 4. Jean-Paul Sartre (1905-1980)

Introduction

1. La vie et l’œuvre  

Jean-Paul Sartre est né et mort à Paris : 21-06-1905 / 15-04-1980. Il est élevé par sa mère, veuve en 1906, qui est catholique, et par son grand-père maternel, Charles Schweitzer, protestant alsacien. En 1916, sa mère se remarie et Jean-Paul Sartre entre au lycée de La Rochelle. Il y devient le condisciple de Paul Nizan avec qui il prépare l'entrée à l'école Normale Supérieure. Il y entre en 1924, rencontre Simone de Beauvoir en 1926 et passe l'agrégation de philosophie en 1929. En 1927, Sartre traduit avec Nizan la Psychopathologie de Jaspers. Il accomplit son service militaire en 1929. Il est ensuite professeur de philosophie au Havre. Il lit les romanciers américains, Kafka et des romans policiers. En 1933, il part pour Berlin où il étudie Husserl et Heidegger.
Revenu au Havre, il écrit différents essais philosophiques (La Transcendance de l'Ego, L'imagination, publiés tous deux en 1936, Esquisse d'une théorie des émotions (1939)) qui introduisent en France la phénoménologie et l'existentialisme allemands. Il fait l'expérience de la mescaline.
Il écrit Érostrate en 1936 et voyage en Italie. Gallimard refuse Melancholia qui deviendra La Nausée, qui paraît en 1938 suivie de Le Mur (1939). Mobilisé, fait prisonnier, libéré en 1941, Sartre reprend l'enseignement. Par ailleurs, il se rallie au mouvement de résistance "Front National". En 1943, paraît L'Être et le Néant, traité central de l'existentialisme athée. L'écrivain fait jouer Les Mouches en 1943 et Huis clos en 1944. Après la Libération, il publie les deux premiers tomes des Chemins de la Liberté, L'Age de raison et Le Sursis. Au cours de la même année 1945 il fonde la revue Les Temps Modernes et quitte l'enseignement. Il commence à entretenir des relations difficiles avec le parti communiste. En 1946, pour répondre à ses détracteurs, il fait une conférence, L'Existentialisme est un humanisme. Cette année est celle où il fait jouer La Putain respectueuse et publie Réflexions sur la question juive. En 1947, il publie un essai sur Baudelaire. En 1948, il fait représenter Les Mains sales et fonde le Rassemblement démocratique révolutionnaire, qui est un échec. Il soutient le parti communiste jusqu'au soulèvement de la Hongrie en 1956.
En 1949, il publie La Mort dans l'âme, troisième volume des Chemins de h Liberté . En 1951 il fait jouer Le Diable et le Bon Dieu. En 1952 s'opère la rupture avec Albert Camus. Sartre participe au Congrès mondial de la paix et publie Saint Genet, comédien et martyr. Il s'élève contre la guerre d'Indochine (publication de L'Affaire Henri Martin, 1953). Il voyage en Italie et en URSS. En 1955, il fait jouer Nekrassov. 1956, voyages en Chine, Yougoslavie, Grèce. Il s'élève contre la guerre d 'Algérie (Préface à La Question, d'Henri Alleg). En 1959, il fait jouer Les Séquestrés d'Altona. En 1960, il voyage à Cuba et donne une suite à L'Être et le Néant : Critique de la Raison dialectique. En 1964, il obtient le prix Nobel qu'il refuse et publie Les Mots. En 1971 il commence à publier L'Idiot de la famille, une importante étude sur Flaubert. Après Mai 68, il accorde son appui à différents mouvements gauchistes et à leurs organes de presse. Atteint de quasi-cécité il doit pratiquement abandonner ses travaux en cours.
Existence, Histoire, Écriture, telles sont les variables dont il faut tenir compte pour aborder l'œuvre de Jean-Paul Sartre. De 1925 à 1944, il ne se soucie pas encore de l'Histoire. De 1944 à 1953, il mène de front l'œuvre littéraire et l'engagement politique. A partir de 1953, l'engagement politique l'emporte sur la littérature. Trois phases au cours desquelles les livres – romans, essais, théâtre – sont sous-tendus par une philosophie, l'existentialisme. Ainsi il est facile de discerner dans La Nausée l'influence de la pensée husserlienne quand Antoine Roquentin le héros se dit : "Exister c'est être là simplement... Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter." La nausée devient le signe de l'authenticité de l'existence que ne fonde aucune valeur préétablie. Dés lors s'écroule le décor social bourgeois, peuplé de "salauds". Fuir l'existence est impossible, comme le montrent les nouvelles du Mur. Tenter de le faire, c'est encore exister. "L'existence est un plein que l'homme ne peut quitter." A la veille de la guerre, Jean-Paul Sartre ne conçoit encore que des consciences intérieurement libres mais incapables d'agir sur le monde. En 1939, l'Histoire fait brutalement irruption. Il faut s'engager pour la façonner. Tel est le sens des Chemins de la Liberté où transparaissent des réflexions contenues dans L'Être et le Néant. Dans le contexte historique des années 1938-1940, différents personnages accèdent par des voies différentes – selon la situation où ils se trouvent – à des degrés différents de liberté. L'Age de raison se situe à Paris en juillet 1938 et met en scène un professeur de philosophie, un homosexuel et un communiste, trois consciences isolées que le tourbillon de l'Histoire saisit dans Le Sursis, Histoire qui prend, selon la technique de Dos Passos, un aspect simultanéiste. La Mort dans l'âme montre comment la liberté parvient à modifier l'Histoire. Le quatrième volume, La Dernière Chance, n'a jamais paru intégralement.
Le théâtre, parce qu'il permet de toucher directement et tous les soirs un public différent, devait naturellement attirer Jean-Paul Sartre. C'était encore le meilleur moyen de diffuser ses idées. Les Mouches reprend le thème de la liberté, celle d'une conscience individuelle. En ce sens, cette pièce est au théâtre ce que La Nausée était au roman. De même Huis clos est-il le symétrique du Mur. Monde de prisonniers incapables d'exercer leur liberté parce qu'elle se heurte à d'autres consciences. "L'enfer, c'est les autres." Délaissant les mythes, les allégories, Jean-Paul Sartre va désormais porter au théâtre des situations concrètes, qui relèvent d'une Histoire plus ou moins récente avec Morts sans sépulture (1946) qui traite du problème de la torture. La Putain respectueuse traite du racisme. Les Mains sales posent la question de savoir si l'on peut faire de la politique sans se salir les mains. Avec Le Diable et le Bon Dieu, Sartre parvient enfin à donner une expression pleinement dramatique au problème de la liberté. Dieu n'existe pas. Les hommes ne peuvent prendre leur destin en main qu'à travers les conditions politiques et sociales qui leur sont faites. Les Séquestrés d'Altona marquent un tournant dans la façon dont Jean-Paul Sartre se situe en face de son époque. La pièce est de 1959, au moment de la guerre d'Algérie. Elle pose des questions capitales : Les hommes font-ils l'histoire ? Oui, même ceux qui ne savent pas. Ils en sont responsables et solidaires de la violence.
Jean-Paul Sartre a longtemps éprouvé le besoin d'interroger l'acte de création littéraire, non pas dans une optique formaliste mais quant à ses répercussions sur la société. De là des recueils d'articles qu'il appelle Situations dont les quatre premiers s'étalent sensiblement sur les années 1936-1964 et contiennent notamment des textes sur Faulkner, Dos Passos, Giraudoux, Mauriac, Nizan. Dans l'un d'eux intitulé précisément Qu'est-ce que la littérature ? Sartre expose ses idées, qui vaudront pour toute l'œuvre à venir. "La parole est action", l'écrivain est engagé et il le sait. Il écrit pour que personne ne se considère comme innocent de ce qui se passe dans le monde. Le prosateur montre ce qui est et incite à transformer des situations. On écrit toujours pour les autres. L'écrivain est une liberté qui s'adresse à d'autres libertés et propose des orientations. On écrit donc pour son temps placé devant des problèmes historiques et politiques à résoudre. Jean-Paul Sartre introduit ici des considérations philosophiques propres à l'existentialisme. Tout homme se saisit comme une "liberté en situation" et comme "projet" constamment ouvert sur l'avenir. Rejeté par sa mère pris d'épouvante devant sa liberté, Baudelaire accepte les valeurs traditionnelles du Bien et du Mal mais choisit le mal pour éprouver sa différence. Genet assume le nom de voleur que lui a donné depuis son enfance la société et transforme ce jugement en défi. Il fait ainsi acte de liberté mais accepte en même temps des catégories bourgeoises. Telle est la thèse de Saint Genet, comédien et martyr, où il s'agissait de "retrouver le choix qu'un écrivain fait de lui-même, de sa vie et du sens de l'Univers, jusque dans les caractères formels de son style et de sa composition, jusque dans la structure de ses images". Dix-huit ans plus tard, Sartre reprend ce thème dans son monumental ouvrage sur Flaubert, L'Idiot de la famille. Mais ici, contrairement à ce qui se passe avec Genet, l'esthétique n'est plus qu'une fuite hors du réel, l'acceptation d'une situation historique favorable à une classe, la bourgeoisie. La névrose de Flaubert correspond du reste à la névrose de l'époque qui surgit à partir de Juin 1840. Avec Les Mots, Jean-Paul Sartre applique sur lui-même ce qu'il a appelé la psychanalyse existentielle : sa liberté s'est exercée contre une situation familiale qui le confinait dans un milieu bourgeois. En 1972, il a révélé ce que fut son propos en écrivant ce livre dès 1953. De l'âge de huit ans à 1950, il a vécu une vraie névrose. Rien n'était plus beau que d'écrire des œuvres qui devaient rester. Il a compris que c'était un point de vue bourgeois. A partir de 1954, il est guéri et passe à une littérature militante. Tout écrit est politique. Et après Mai 68, il ne prend plus la parole que pour des actions ponctuelles sur le plan politique. En fait, depuis plusieurs années, en littérature comme en philosophie, se produit une évolution qui se fait en dehors de Sartre, voire contre lui. Le "nouveau roman" rejette toute espèce d'humanisme, fût-il existentialiste. Le structuralisme, à travers ses recherches dans le domaine de la linguistique, de la psychanalyse, de l'ethnologie et du marxisme, remet en cause les concepts d'Histoire et de sujet, les deux piliers de l'existentialisme.
2. L’existentialisme
            Si l’on devait chercher, au 20ème siècle, un phénomène de transfert culturel réussi, au sens le plus large du terme, le phénomène de l’existentialisme nous présenterait sans aucun doute un des terrains d’investigation les plus féconds. Le courant philosophique a ses racines en Europe centrale dans la philosophie allemande avant tout (Kierkegaard, Nietzsche, Husserl, Heidegger, Jaspers), mais aussi chez certains penseurs et écrivains russes (Berdiaev, Dostoïevski). Or, c’est en France qu’il fait son entrée par la grande porte de la littérature et qu’il s’épanouit en grand mouvement à la fois littéraire, intellectuel et social. Pourquoi cette résonnance en France d’un phénomène somme toute importé?
           
2.1. Facteurs de “longue durée”:
            1o Tradition de la “prose philosophique” en France: l’interaction de la philosophie et de la littérature date de Montaigne, Pascal et surtout des philosophes des Lumières: Voltaire, Diderot, Rousseau. Depuis le 19ème siècle, l’enseignement de la philosophie au lycée constitue un des piliers de la formation intellectuelle. Le public est sensibilisé au côté philosophique des textes littéraires: la pensée fait partie du plaisir esthétique. Du coup, certains écrivains jouissent, traditionnellement, du prestige de “maîtres à penser”.
            2o La longue crise larvée de la pensée positiviste et du néo-kantisme, “doctrines officieuses” de la IIIe république, suscite la recherche d’un nouvel humanisme, d’une nouvelle morale et politique des intellectuels.

2.2. Facteurs de “courte durée”:
            1o Le climat de crise de la fin de la IIIe république, radicalise la vie politique dans les années 1930 aussi bien à gauche qu’à droite: affaire Stavisky, “coup d’État” de février 1934; mai 1935, le Front Populaire de 1936. Le malaise s’aggrave sous l’effet de l’échec de la politique face à la guerre en Espagne et face à Hitler (Munich).
            2o La situation s’exacerbe sous l’État Français (Vichy) et sous l’occupation allemande: le problème de l’engagement, du bien et du mal se pose avec toute son acuité, notamment aux intellectuels.
            La période 1940-1944 (1945) est une période dramatique. Ce n’est pas seulement la guerre perdue contre l’Allemagne et l’occupation subséquente, donc une guerre contre un ennemi extérieur, mais - à l’intérieur du pays - une guerre civile sans pitié entre le régime du maréchal Pétain et le gouvernement de Londres du général de Gaulle qui, de plus, rivalise avec le général Henri Giraud.
            Le problème de la loyauté à la patrie, au gouvernement, se complique de même que la question de la légalité du pouvoir. Est-on patriote en restant fidèle au maréchal Pétain? ou bien le devient-on en se ralliant à de Gaulle. De plus, les pétainistes et les résistants ont recours au même cadre légal, au même code pénal et aux mêmes lois (sur la haute trahison, notamment): ainsi, les résistants sont exécutés en vertu de la même loi que plus tard les pétainistes lors des épurations.
            De plus, la collaboration avec l’occupant est souvent difficile à définir. Mais les intellectuels, les acteurs, les cinéastes et les journalistes - les plus en vue devant l’opinion publique - sont, proportionnellement, bien plus frappés par les épurations, commencées dès 1943 en Algérie et continuées jusqu’en 1947. L’exécution de Robert Brasillach, celle de Georges Suarez, la mise en quarantaine de Jacques Chardonne, de Paul Morand, etc. constituent, pour certains des cas de conscience.
            La situation est compliquée par le fait que le combat des idées reste souvent inséparable du combat d’influence entre les groupes littéraires. Or les listes des collaborateurs publiées dans Les Lettres Françaises par les écrivains résistants (1944), ainsi que les activités du Comité National des Écrivains ou du Comité National d’Épuration des Gens de Lettres font partie intégrante des combats littéraires, avec des règlements de comptes et le jeu des amitiés et des antipathies. (Voir plus loin au chapitre V. La difficulté d’être à droite.)
            C’est dans cette constellation que le groupe existentialiste réussit à se poser comme non compromis, voire allié à la résistance tout en se présentant comme une alternative intellectuelle à la gauche communiste.
            3o L’intensité de la vie culturelle parisienne pendant l’occupation - cinéma, théâtre, peinture, mais aussi littérature - constitue un ferment stimulateur des œuvres de Camus (L’Étranger, Le malentendu) et de Sartre (L’Être et le Néant, Les Mouches, Huis clos), publiées ou réalisées à cette période. Les cafés du quartier Saint-Germain - Flore, Les deux Magots ou Lipp - grâce aux poêles installés, deviennent de centres de ralliement et hauts lieux de la vie intellectuelle.
            4o La qualité des penseurs-écrivains de la taille de Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Simone de Beauvoir assure la réussite du mouvement existentialiste qui constitue un groupe relativement cohérent autour du journal Combat (Camus) et des Temps Modernes, dirigés par Jean-Paul Sartre.

2.3. La philosophie de l’existence
            L’existentialisme se forme en Allemagne dans les années 1930, mais ses antécédents remontent à la moitié du 19ème siècle. Dès le début, la philosophie de l’existence se présente comme une réaction à la philosophie hégélienne et, partant, au modèle essentialiste. Dans la triade - ontologie, noétique, éthique - il privilégiera le point de vue noétique, c’est-à-dire la situation de l’homme-individu comme point de départ de la réflexion philosophique.
            En fait, ni chez Hegel, la réflexion sur “l’existant” individuel (“das Seiende”) n’est absente: “Il le décrit dans les termes mêmes que reprendra plus tard Heidegger, comme un être meurtri, déchiré, dans le besoin, comme un être fini aussi et dont la loi est finitude. Ce n’est pas le “Seiende” qu’il néglige, mais bien plutôt ses droits: “l’idéalisme de la philosophie consiste en la non-reconnaissance du fini comme être véritable” (cité d’après Benjamin Fondane, “Le lundi existentiel et le dimanche de l’histoire” in L’existence, essais par Albert Camus..., Gallimard 1945, p. 31). Selon Hegel, l’existant - contingent qu’il est - ne saurait constituer l’objet véritable de la philosophie, connaissance générale qui se doit de découvrir les lois dialectiques de l’Esprit régissant l’Histoire. Comme le dit Fondane en recourant à une des paraboles des Évangiles, entre la Loi et l’homme, Hegel choisit la Loi qu’il met au-dessus de l’homme, subordonné, désormais, à la marche objective de l’Histoire et ses résultats pratiques. Entre l’être et l’existant, Hegel opte pour l’être.
            Par contre, c’est sur l’existant et l’individuel que se baseront les “philosophies de l’exception”: notamment Kierkegaard et Nietzsche, le premier en forgeant le concept d’angoisse comme sensation fondamentale de l’existence, le second en orientant la “volonté de puissance” vers une dialectique de “dépassement perpétuel de soi-même” (le surhomme) et le “gai savoir”.
            S’opposant à la logique hégélienne, Sören Aabye Kierkegaard (1813-1855) philosophe, théologien et écrivain danois, rejette l’identité de l’être et du non-être, du sujet et de l’objet, du spirituel et du matériel. Il distingue trois stades de l’existence entre lesquels aucune continuité ou rapport de dépassement dialectique n’est envisageable: chacun de ces stades isolés obéit à ses propres normes:
            - stade esthétique: il consiste à vivre dans le moment présent en suivant son goût et sa fantaisie; le danger en est l’ennui et le désespoir;
            - stade éthique: à ce stade, l’homme considère la morale comme le principe de son comportement; le danger en est la généralité, la dépersonnalisation et l’anonymat;
            - stade religieux: le stade de la plénitude de l’homme mis face-à-face avec l’absolu - Dieu. C’est ici que l’homme se rend compte de la finitude de son être, autrement dit de son néant, et de la marque indélébile du péché originel - d’où l’angoisse, le remords et le sentiment de sa limitation face à l’absolu. Or, c’est en cela que consiste aussi la plénitude de l’existence et le sentiment d’une vie authentique.
            Tout homme se trouve à l’un où à l’autre stade de cette prise de conscience: son devoir est de reconnaître le stade d’existence où il se trouve et la qualité de la vie qu’il y mène, éventuellement de décider si oui ou non passer à un stade supérieur.
            La vérité n’est pas dans la recherche d’une essence, but ultime du rationalisme philosophique depuis Platon à Spinoza et à Hegel, mais dans la subjectivité d’une existence authentique, dans l’homme et dans l’intensité de ses sentiments: d’où l’importance de l’idée du choix, de la décision, mais aussi une identification de l’essence avec l’existence.
            On voit là - chez Kierkegaard - certains concepts clés de l’existentialisme. Son anthropocentrisme individualiste contient, justement, les bases d’un nouvel humanisme possible. Mais c’est aussi le renouveau d’une convergence entre la pensée théologique et la philosophie. En ce sens, Kierkegaard renoue avec la tradition de saint Augustin, de Pascal, mais aussi de Kant, comme Jean-Paul Sartre ne manque pas de l’évoquer (L’Être et le Néant). L’existentialisme sera une philosophie qui n’exclut pas la foi religieuse et qui aura, à côté d’un courant athée (Sartre, Camus), également un courant religieux (Jaspers, Marcel, Waehlens).
            Karl Jaspers (1883-1969), psychologue et philosophe allemand (élève de Dilthey et de Husserl), ira dans le sens de la laïcisation et de la généralisation des idées du prêtre danois: grâce à lui une philosophie de l’exception accède à la généralité. Son analyse critique du savoir objectif aboutit à la constatation des limites du savoir et à l’impossibilité d’une ontologie rationnelle. En ce sens, l’homme ne peut jamais atteindre l’absolu, et la recherche de l’absolu n’a pas de sens. Pourtant l’homme ne peut pas se passer de transcendance: il ne peut s’abstenir de s’y confronter, en dépit de l’impossibilité d’y jamais pénétrer pleinement. Paradoxalement, c’est dans ce non-accomplissement que l’homme s’accomplit pleinement: philosopher, c’est prendre conscience par rapport au monde, où l’on doit sans cesse engager sa liberté, et par rapport aux autres avec qui il faut tenter de communiquer. Les situations limites (souffrance, échec, mort) nous dévoilent notre finitude, mais nous font découvrir aussi l’exigence de cette transcendance (L’Être, l’Englobant), à laquelle il faut se mesurer pour déchiffrer le sens de l’existence et de l’histoire. Selon Jaspers, l’homme est un naufragé éternel et sa vie est à la fois une réussite et un échec perpétuel. Or, même dans l’échec, l’homme-individu s’accomplit grâce au sentiment de l’arrière-plan, c’est-à-dire grâce à la conscience de toutes les possibilités non réalisées qui constituent sa transcendance.
            Disciple d’Edmund Husserl, Martin Heidegger (1889-1976) veut renouveler la signification de l’ontologie fondamentale. Son souci premier n’est donc pas l’existence, mais l’être, ou plutôt l’être-là (“Dasein”). L’être apparaît sous deux formes: comme spectacle (ce que nous voyons) et comme outil (ce dont nous nous servons). Mais ces formes de l’être ne sont pas immédiates, car un être authentique immédiat n’appartient qu’à l’homme. Le but de l’homme consiste donc à atteindre une existence véritable: pour cela, il faut qu’il quitte la sphère de l’inauthentique (spectacle, outil), vouée à la pression du social, celle de la vie quotidienne. En effet, dans l’existence banale, nous sommes parfaitement interchangeables (cf. Georg Lukásc et son concept marxiste de “réification”).
            Pour accéder à l’existence authentique, il faut traverser l’expérience limite de l’angoisse en éprouvant le Néant sur lequel se détache l’Être. Cette expérience seule nous amène à nous éprouver nous-mêmes dans le monde comme délaissés, sans secours, comme jetés dans le monde sans en apercevoir la raison. Selon Heidegger nous existons sans raison: nous sommes une existence sans essence. Donc, c’est nous qui devons créer notre essence par nos choix et par nos décisions: les essences se déduisent à partir des existences. L’être peut s’authentifier en se transcendant: notre but est d’accomplir notre transcendance vers l’avenir et vers les autres hommes. C’est là, chez Heidegger, à la fois un élargissement et une négation de l’individualisme kierkegaardien.
            L’existentialisme allemand se prolonge en partie chez les philosophes de l’école de Francfort: von Weizsäcker, Hannah Arendt.

2.4. L’existentialisme en France
            La réception de l’existentialisme s’effectue surtout par l’intermédiaire des philosophes qui entrent en contact avec la philosophie allemande. Jean-Paul Sartre en est le meilleur exemple: c’est le séjour à l’Institut français de Berlin (1933-34) qui lui permet, en effet, de s’initier à la phénoménologie de Husserl.
            Or, l’existentialisme présente des faces multiples:
- personnalisme (tendance chrétienne), représenté par Emmanuel Mounier (1905-1950), fondateur de la revue Esprit et auteur de plusieurs ouvrages - Révolution personnaliste et communautaire (1935), Introduction aux existentialismes (1946), Le Personnalisme (1949);
- existentialisme chrétien de Gabriel Marcel (1889-1973; Être et Avoir, 1935; Homo viator, 1946) et du Belge Alphonse de Waehlens;
- phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), professeur à la Sorbonne et au Collège de France, auteur de La Structure du Comportement (1941), Phénoménologie de la Perception (1945), Aventures de la Dialectique (1955), Humanisme et Terreur.
            À leur façon, Jean Grenier, maître d’Albert Camus, Maurice de Gandillac, Benjamin Fondane, Étienne Gilson, Louis Lavelle, Brice Parain, René Le Senne ou Jean-Paul Sartre représentent chacun un aspect différent de ce courant de pensée.
            On peut distinguer trois moments dans la constitution de l’existentialisme en France:
- réception philosophique (1935-1943)
- diffusion littéraire (1940-1950)
- existentialisme - style de vie et phénomène social des caves du quartier Saint-Germain (1945-1955); seule l’existence de ce stade de diffusion peut nous expliquer pourquoi certains personnalités comme Juliette Gréco, Boris Vian ou Françoise Sagan sont inclus d’habitude dans le courant existentialiste.

            Le rôle de Jean-Paul Sartre reste toutefois le plus important, parce que central à maints égards: il sut être à la fois philosophe, romancier, auteur dramatique, critique littéraire, journaliste et organisateur. Directeur des Temps Modernes, il réunit autour de lui un groupe de collaborateurs: Simone de Beauvoir, Raymond Aron, Michel Leiris, Maurice Merleau-Ponty, Georges Bataille.
            Les idées du Sartre théoricien et essayiste sont concentrées dans plusieurs œuvres  fondamentales: L’Imagination (1936), Esquisse d’une Théorie des Émotions (1939), L’Être et le Néant (1943), Critique de la Raison dialectique (1960), L’Existentialisme est un humanisme (1946), Réflexions sur la question juive (1947). Le philosophe, chez Sartre, est doublé d’un styliste qui sait donner aux idées des tournures qui frappent par leur évidence:
            - l’homme est l’être chez qui l’existence précède l’essence, il surgit dans le monde comme pure contingence, il existe avant de se définir; on ne peut le déduire d’une réalité préexistante, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour le concevoir; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait l’homme se définit par ses actes;
            - autre conséquence: l’homme est de trop, donc condamné à donner un sens à sa vie, sinon il reste inutile; de là aussi son expérience fondamentale, “purificatrice” celle de l’absurde;
            - le monde n’est pas intelligible a priori; il n’a d’autre signification que celle que lui donne l’homme; c’est à l’homme de choisir un sens pour ce monde;
            - si Dieu n’existe pas, si le monde est inintelligible en soi, l’homme n’a ni ordre, ni justification à recevoir d’autrui; l’homme est condamné à être libre, à s’inventer à chaque minute;
            - aussi l’homme est-il pleinement responsable de son existence; l’homme ne fait que ce qu’il a voulu et il n’a voulu que ce qu’il a fait;
            - si l’homme est libre, il n’y a ni le Bien, ni le Mal, parce qu’on ne peut choisir pour soi que le Bien. Le seul jugement qui puisse être porté sur les actes humains ne concerne pas leur valeur, mais leur authenticité; invoquer une morale préétablie, en appeler aux opinions des autres ou à celle que nous nous faisons sur nous-mêmes, n’est que la “mauvaise foi” (nalhávání si),  dénoncée par le témoignage de la conscience d’autrui, dont l’existence même apparaît comme une hantise insupportable - l’enfer c’est les autres.
            Sartre est aussi un intellectuel engagé dans la politique, marqué par une sensibilité de gauche: compagnon de route du Parti Communiste, ami de Castro, de Che Guevarra, maoïste de 1968. Organisateur de talent, directeur des Temps Modernes, puis de La Cause du Peuple et de Libération, il restera une des figures les plus influentes de la vie intellectuelle et politique française jusqu’aux années 1970. En 1964, il refuse le Prix Nobel de Littérature.

ÉTUDE DE L’ŒUVRE  DE J.-P. SARTRE
1. Contexte littéraire de la parution de « la Nausée »
Le roman existentialiste, qui domine la production française entre La Nausée de Sartre, en 1938, et Les Mandarins de Simone de Beauvoir, en 1954, fait suite aux romans de la condition humaine. S'il y a une coupure, c'est entre une exaltation, romantique, héroïque, poétique, et une sorte d'accablement et de prostration qu'on voit s'installer au moment de la guerre et de l'Occupation: la bombe de Hiroshima et les révélations qu'on eut bientôt de l'univers concentrationnaire ne pouvaient que les aggraver. Dès les années trente, le lyrisme déchaîné de Céline ou les dérisions ironiques de Queneau (et tous deux déjà s'en prenaient au langage) avaient constitué les linéaments d'un préexistentialisme: tout ce que la vie a de sordide, de navrant ou d'absurde (de cocasse aussi) devenait la matière privilégiée du roman.
La Nausée était un grand livre, à peine un roman, plutôt le compte rendu d'une expérience philosophique: la découverte d'une existence qui déborde, de toutes parts, l'esprit.. Sartre, en même temps, dénonçait le romanesque: « Quand on vit, il n'arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout. » Une des intuitions de La Nausée, c'est que notre existence ne peut jamais se dérouler sur le mode de l’existence romanesque. En un sens, La Nausée marquait peut-être la fin du roman.
Antoine ROQUENTIN vit en solitaire à Bouville (Le Havre). Depuis quelque temps, il éprouve d'étranges malaises : les objets prennent soudain à ses yeux une importance anormale, une présence inquiétante. Un jour d'hiver au Jardin public, «entre les grands troncs noirs, entre les mains noires et noueuses qui se tendent vers le ciel», la « Nausée » le reprend: «Un arbre gratte la terre sous mes pieds d'un ongle noir. Je voudrais tant me laisser aller, m'oublier, dormir. Mais je ne peux pas, je suffoque». Cette fois il comprend le sens de son angoisse: «l'existence me pénètre de partout, par les yeux, par le nez, par la bouche...»; le soir même il l'analyse longuement dans son journal.
Cette nausée, Jean-Paul Sartre l'a connue personnellement: il a éprouvé ce sentiment d'horreur devant le fourmillement de la contingence. Mais dans sa philosophie, cette expérience de l'absurde doit être dépassée. Loin de le condamner à la délectation morose, une telle prise de conscience engage l'homme à exercer sa liberté: dépassant l'existence, il doit tendre vers l'être grâce à la création ou à l'action. Voici le passage essentiel du journal d’Antoine Roquentin qui dans un jardin public, confronté à une racine d’arbre, prend conscience de l’existence des choses par opposition de sa propre existence.
Analyse de l’extrait 1 :
 « Je ne peux pas dire... »
Je ne peux pas dire que je me sente allégé ni content; au contraire, ça m'écrase. Seulement mon but est atteint: je sais ce que je voulais savoir; tout ce qui m'est arrivé depuis le mois de janvier, je l'ai compris. La Nausée ne m'a pas quitté et je ne crois pas qu'elle me quittera de sitôt; mais je ne la subis plus, ce n'est plus une maladie ni une quinte passagère: c'est moi.
Donc j'étais tout à l'heure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s' étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination.
Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire « exister». J'étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux « la mer est verte; ce point blanc, là-haut, c'est une mouette », mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une «mouette-existante»; à l'ordinaire l'existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d'elle et, finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j'avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot «être». Ou alors, je pensais... comment dire? Je pensais l'appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses, j'étais à cent lieues de songer qu'elles existaient: elles m'apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d'outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l'on m'avait demandé ce que c'était que l'existence, j'aurais répondu de bonne foi que ça n'était rien, tout juste une forme vide qui venait s'ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà: tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour: l'existence s'était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c’était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans de l’existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s'était évanoui; la diversité des choses, leur individualité n'étaient qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité.
Je me gardais de faire le moindre mouvement, mais je n'avais pas besoin de bouger pour voir, derrière les arbres, les colonnes bleues et le lampadaire du kiosque à musique, et la Velléda, au milieu d'un massif de lauriers. Tous ces objets... comment dire? Ils m'incommodaient; j'aurais souhaité qu'ils existassent moins fort, d'une façon plus sèche, plus abstraite, avec plus de retenue. Le marronnier se pressait contre mes yeux. Une rouille verte le couvrait jusqu'à mi-hauteur; l'écorce, noire et boursouflée, semblait de cuir bouilli. Le petit bruit d'eau de la fontaine Masqueret se coulait dans mes oreilles et s'y faisait un nid, les emplissait de soupirs; mes narines débordaient d'une odeur verte et putride. Toutes choses, doucement, tendrement, se laissaient aller à l'existence comme ces femmes lasses qui s'abandonnent au rire et disent: «C'est bon de rire » d'une voix mouillée; elles s'étalaient, les unes en face des autres, elles se faisaient l'abjecte confidence de leur existence. Je compris qu'il n'y avait pas de milieu entre l'inexistence et cette abondance pâmée. Si l'on existait, il fallait exister jusque-là, jusqu'à la moisissure, à la boursouflure, à l'obscénité. Dans un autre monde, les cercles, les airs de musique gardent leurs lignes pures et rigides. Mais l'existence est un fléchissement. Des arbres, des piliers bleu de nuit, le râle heureux d'une fontaine, des odeurs vivantes, de petits brouillards de chaleur qui flottaient dans l'air froid, un homme roux qui digérait sur un banc: toutes ces somnolences, toutes ces digestions prises ensemble offraient un aspect vaguement comique. Comique... non: ça n'allait pas jusque-là, rien de ce qui existe ne peut être comique; c'était comme une analogie flottante, presque insaisissable, avec certaines situations de vaudeville. Nous étions un tas d'existants gênés, embarrassés de nous-mêmes, nous n'avions pas la moindre raison d'être là, ni les uns ni les autres, chaque existant, confus, vaguement inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. De trop: c'était le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux. En vain cherchais-je à compter les marronniers, à les situer par rapport à la Velléda, à comparer leur hauteur avec celle des platanes: chacun d'eux s'échappait des relations où je cherchais à l'enfermer, s'isolait, débordait. Ces relations (que je m'obstinais à maintenir pour retarder l'écroulement du monde humain, des mesures, des quantités, des directions) j'en sentais l'arbitraire; elles ne mordaient plus sur les choses. De trop, le marronnier, là en face de moi un peu sur la gauche. De trop, la Velléda...
Et moi - veule, alangui, obscène, digérant, ballottant de mornes pensées - moi aussi j'étais de trop. Heureusement je ne le sentais pas, je le comprenais surtout, mais j'étais mal à l'aise parce que j'avais peur de le sentir (encore à présent j'en ai peur - j'ai peur que ça ne me prenne par le derrière de ma tête et que ça ne me soulève comme une lame de fond). Je rêvais vaguement de me supprimer, pour anéantir au moins une de ces existences superflues. Mais ma mort même eût été de trop. De trop, mon cadavre, mon sang sur ces cailloux, entre ces plantes, au fond de ce jardin souriant. Et la chair rongée eût été de trop dans la terre qui l'eût reçue et mes os, enfin, nettoyés, écorcés, propres et nets comme des dents eussent encore été de trop: j'étais de trop pour l'éternité.
Le mot d'Absurdité naît à présent sous ma plume; tout à l'heure, au jardin, je ne l'ai pas trouvé, mais je ne le cherchais pas non plus, je n'en avais pas besoin: je pensais sans mots, sur les choses, avec les choses. L'absurdité, ce n'était pas une idée dans ma tête, ni un souffle de voix, mais ce long serpent mort à mes pieds, ce serpent de bois. Serpent ou griffe ou racine ou serre de vautour, peu importe. Et sans rien formuler nettement, je comprenais que j'avais trouvé la clé de l'Existence, la clé de mes Nausées, de ma propre vie. De fait, tout ce que j'ai pu saisir ensuite se ramène à cette absurdité fondamentale. Absurdité: encore un mot; je me débats contre des mots; là-bas, je touchais la chose. Mais je voudrais fixer ici le caractère absolu de cette absurdité. Un geste, un événement dans le petit monde colorié des hommes n'est jamais absurde que relativement: par rapport aux circonstances qui l'accompagnent. Les discours d'un fou, par exemple, sont absurdes par rapport à la situation où il se trouve mais non par rapport à son délire. Mais moi, tout à l'heure, j'ai fait l'expérience de l'absolu: l'absolu ou l'absurde. Cette racine, il n'y avait rien par rapport à quoi elle ne fat absurde. Oh ! Comment pourrai-je fixer ça avec des mots? Absurde: par rapport aux cailloux, aux touffes d'herbe jaune, à la boue sèche, à l'arbre, au ciel, aux bancs verts. Absurde, irréductible; rien - pas même un délire profond et secret de la nature - ne pouvait l'expliquer. Évidemment, je ne savais pas tout, je n'avais pas vu le germe se développer ni l'arbre croître. Mais devant cette grosse patte rugueuse, ni l'ignorance ni le savoir n'avaient d'importance: le monde des explications et des raisons n'est pas celui de l'existence. Un cercle n'est pas absurde, il s'explique très bien par la rotation d'un segment de droite autour d'une de ses extrémités. Mais aussi un cercle n'existe pas. Cette racine, au contraire, existait dans la mesure où je ne pouvais pas l'expliquer. Noueuse, inerte, sans nom, elle me fascinait, m'emplissait les yeux, me ramenait sans cesse à sa propre existence.
Jean-Paul SARTRE, La Nausée

Exercices de lexique

1. Vocabulaire.    Remplissez la grille avec les mots du texte :
  • la nausée
  • quint
  • brut
  • pétri
  • obscène
  • boursoufflé
  • putride
  • mouillé (la voix)
  • abject
  • pâmé
  • incommoder
  • la boursouflure
  • le fléchissement
  • le pilier
  • le râle
  • l’arbitraire
  • veule alangui
  • ballotter
  • irréductible
  • noueux

2. Trouvez dans le texte les équivalents français des phrases et expressions
suivantes :
1.  Я сидів, скорчившись, схиливши голову, наодинці з цією темнуватою вузластою масою в її первородному вигляді, яка мене лякала. І раптом мене осінило.
2.  Якщо б мене запитали, що таке існування, то із чистим сумлінням я б відповів: нічого, лише порожня форма, яка додавалася до зовнішніх речей, не змінюючи при цьому їхньої суті.
3.  Вони мені заважали; я волів, щоби вони існували не так настирно, більш скупо, більш абстрактно, більш стримано.
4.  В іншому світі кола й мелодії зберігають свої чисті й суворі лінії. Проте існувати – означає коритися.
5.  Дерева, сині нічні підпори, радісний хрип фонтана, живі запахи, незначні напливи тепла в холодному повітрі, рудий чоловік, що перетравлював їжу на ослоні, - в оцій загальній дрімоті, в цьому загальному перетравленні їжі було щось кумедне...
6.  Ми являли собою купу існувань, що заважали сам собі, ми не мали ані жодного приводу бути тут, ні одні, ні другі, кожний існуючий, присоромлений та незрозуміло чому схвильований, відчував себе зайвим стосовно до інших.
7.  І Я САМ – млявий, знесилений, неподобний, той, що перетравлює їжу та перекочує чорні думки, Я ТАКОЖ БУВ ЗАЙВИМ.
8.  На щастя, я цього не відчував, я радше це розумів, однак я почувався ніяково, оскільки боявся це відчути (навіть зараз я боюся, боюся, щоби воно не підкралося до мене ззаду, щоби воно не підняло мене, наче  глибинна хвиля, що підвелася раптом догори).
9.  В маленькому розфарбованому світі людей будь-який жест, будь-яка подія можуть бути абсурдними лише умовно: відносно обставин, які їх супроводять.
10.          Але перед цією могутньою бугристою лапою, ані незнання, ані знання не мали значення: світ пояснень та розумних переконань та світ існування не є тотожними.

Étude du texte
Lecture méthodique
1. Les mots et les choses: quels aspects du langage le texte dénonce-t-il ? En quoi le langage fait-il écran à la réalité?
2. Étudiez le champ sémantique de la surface dans le texte. Montrez qu'il exprime la superficialité de notre perception du réel.
3. En quoi le choix de la racine comme moyen de révélation est-il alors symbolique? Interprétez sa métamorphose animale à la fin du passage.
Pour le commentaire
1. Comment Sartre réussit-il à intégrer l'expérience métaphysique à la forme romanesque?
2. Quelles sont les marques d'un langage didactique dans le texte?
3. En quoi ce texte se présente-t-il comme une recherche? Étudiez les hésitations et les retours en arrière à travers leur marque syntaxique.
4. Quelle fonction du langage est exploitée? Reliez cet aspect de l'écriture à la critique du langage.
5. La racine, l’absurdité, l’existence, la nausée. Exposez le réseau de corrélations qui unissent ces mots et leurs significations dans l’analyse de Sartre.

2. Les Mots. Présentation
Le récit autobiographique de Jean-Paul Sartre intitulé Les Mots paraît en 1964. Sartre y raconte son enfance, non avec la complaisance qu'étalent souvent les souvenirs d'enfance, mais au contraire avec esprit critique et ironie. Il démystifie l'attendrissement dont beaucoup entourent cette époque de la vie, en affirmant : "J'étais un enfant, ce monstre [que les adultes] fabriquent avec leurs regrets." 
Le livre est divisé en deux parties : "Lire", "Écrire". En effet, l'apprentissage de la lecture et de l'écriture ont été les deux événements les plus marquants pour l'enfant imaginatif et solitaire que fut Jean-Paul Sartre. Son enfance s'est déroulée parmi des adultes.
Son père était mort alors qu'il n'avait qu'un an, et sa mère, une très jeune femme, était revenue chez ses parents, Charles et Louise Schweitzer. Charles Schweitzer, un Alsacien, enseignait le français aux étrangers, surtout aux Allemands, à Paris. C'était un vieillard majestueux, à la longue barbe blanche, qui, très comédien, jouait les pères nobles tout en déployant avec ostentation beaucoup d'affection pour son petit-fils. Devant cette affectation dans la tendresse, l'enfant devient à son tour comédien, "joue à être sage". Enfant unique, il est choyé par tous, rendu surtout soucieux de plaire et de "bouffonner", ce qui, dit-il, est le sort de tous les enfants bourgeois. La découverte de la lecture lui donne une passion sincère, bien qu'encouragée par l'admiration extasiée de son entourage devant son zèle. Il lit pêle-mêle les classiques de la bibliothèque de son grand-père et les illustrés pour enfants qu'il préfère en secret. A cette époque, à cause de la jeunesse de sa mère, soumise à l'autorité de ses parents, il l'aime plutôt comme une sœur que comme une mère. Il dit avoir gardé une préférence pour ce lien entre frère et sœur ; on rencontre en effet plusieurs fois dans son œuvre un frère et une sœur étroitement liés : Ivich et Boris dans les Chemins de la liberté, Oreste et Électre dans les Mouches, Franz et Leni dans les Séquestrés d'Altona.
Après la lecture, Sartre découvre l'écriture : dès qu'il sait écrire et avant même de connaître l'orthographe, il se met à rédiger de longs récits d'aventure, inspirés par ses illustrés favoris. Il s'amuse peu à peu à les corser d'épisodes héroïques ou effrayants de son invention. Bien qu'il y ait dans toute cette activité littéraire enfantine beaucoup de comédie destinée à son entourage, ces occupations échappent au fond à la comédie par la passion exclusive que Sartre y met, sans aucun rapport avec la complaisance sans sincérité de sa famille. Très entouré par elle, Sartre manque par contre de camarades de son âge, qu'il ne trouve que quand, de façon tardive, il va régulièrement à l'école.
Dans tout ce récit, Sartre évoque avec une ironie impitoyable, bien que sans rancœur, ce qui a fait de lui un "enfant truqué", en même temps qu'il met en lumière la vigueur et la précocité de l'activité mentale qui lui a permis d'échapper par l'imagination à ce cadre étroit et artificiel. Son écriture, au contraire de la plupart de ses autres livres, est ici étincelante : rapide, incisive, colorée, vraiment d'un classique.

Analyse de l’extrait 2:
« Au milieu des livres »
J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout ; défense était faite de les épousseter sauf une fois l'an, avant la rentrée d'octobre. Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres levées ; droites ou penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque ou noblement espacées en allées de menhirs, je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait. Elles se ressemblaient toutes, je m'ébattais dans un minuscule sanctuaire, entouré de monuments trapus, antiques, qui m'avaient vu naître, qui me verraient mourir et dont la permanence me garantissait un avenir aussi calme que le passé.
Je les touchais en cachette pour honorer mes mains de leur poussière mais je ne savais trop qu'en faire et j'assistais chaque jour à des cérémonies dont le sens m'échappait : mon grand-père – si maladroit, d'habitude, que ma mère lui boutonnait ses gants – maniait ces objets culturels avec une dextérité d'officiant. Je l'ai vu mille fois se lever d'un air absent, faire le tour de sa table, traverser la pièce en deux enjambées, prendre un volume sans hésiter, sans se donner le temps de choisir, le feuilleter en regagnant son fauteuil, par un mouvement combiné du pouce et de l'index puis, à peine assis, l'ouvrir d'un coup sec "à la bonne page" en le faisant craquer comme un soulier. Quelquefois je m'approchais pour observer ces boîtes qui se fendaient comme des huîtres et je découvrais la nudité de leurs organes intérieurs, des feuilles blêmes et moisies, légèrement boursouflées, couvertes de veinules noires, qui buvaient l'encre et sentaient le champignon.
Dans la chambre de ma grand-mère les livres étaient couchés ; elle les empruntait à un cabinet de lecture et je n'en ai jamais vu plus de deux à la fois. Ces colifichets me faisaient penser à des confiseries de Nouvel An parce que leurs feuillets souples et miroitants semblaient découpés dans du papier glacé. Vifs, blancs, presque neufs, ils servaient de prétexte à des mystères légers. Chaque vendredi, ma grand-mère s'habillait pour sortir et disait : "Je vais les rendre" ; au retour, après avoir ôté son chapeau noir et sa voilette, elle les tirait de son manchon et je me demandais, mystifié : "Sont-ce les mêmes ?" Elle les "couvrait" soigneusement puis, après avoir choisi l'un d'eux, s'installait près de la fenêtre, dans sa bergère à oreillettes, chaussait ses besicles, soupirait de bonheur et de lassitude, baissait les paupières avec un fin sourire voluptueux que j'ai retrouvé depuis sur les lèvres de la Joconde ; ma mère se taisait, m'invitait à me taire, je pensais à la messe, à la mort, au sommeil : je m'emplissais d'un silence sacré. De temps en temps, Louise avait un petit rire ; elle appelait sa fille, pointait du doigt sur une ligne et les deux femmes échangeaient un regard complice. Pourtant, je n'aimais pas ces brochures trop distinguées ; c'étaient des intruses et mon grand-père ne cachait pas qu'elles faisaient l'objet d'un culte mineur, exclusivement féminin. Le dimanche, il entrait par désœuvrement dans la chambre de sa femme et se plantait devant elle sans rien trouver à lui dire ; tout le monde le regardait, il tambourinait contre la vitre puis, à bout d'invention, se retournait vers Louise et lui ôtait des mains son roman : "Charles ! s'écriait-elle furieuse, tu vas me perdre ma page !" Déjà, les sourcils hauts, il lisait ; brusquement son index frappait la brochure : "Comprends pas ! – Mais comment veux-tu comprendre ? disait ma grand-mère : tu lis par-dedans !" Il finissait par jeter le livre sur la table et s'en allait en haussant les épaules.
 
Jean-Paul Sartre, Les Mots, I, Lire

Exercices de lexique
1. Vocabulaire.    Remplissez la grille avec les mots du texte :
  • la prospérité
  • s’ébattre
  • le sanctuaire
  • le colifichet
  • mineur
2. Trouvez dans le texte les équivalents français des phrases et expressions
suivantes :
  • Я забавлявся в цьому крихітному храмові серед кремезних пам’яток давнини, які були свідками мого народження, мали стати ссвідками моєї смерті, й непорушність яких гарантувала мені в майбутньому життя таке ж спокійне, як і в минулому.
  • Іноді я підходив блище, щоби роздивитися ті скрині, що відчинялися наче мушлі, та оголювали переді мною свої нутрощі: бліді запліснявілі листки, дещо набухлі, вкриті чорними прожилками, просочені чорнилом, вони пахли грибами.
  • Ці дрібнички нагадували мені новорічні солодощі, адже їх гнучкі та лискучі сторінки здавалося були вирізані із глазурованого паперу.
  • Бабуся ретельно огортала книги, далі, обравши одну, вона влаштовувалася в глибокому м’якому кріслі, натягувала на ніс окуляри, зітхала від радості та втоми, прикривала вії із украдливою посмішкою, яку згодом я виявив на вустах Джоконди.
  • Неділями, дідусь, не маючи чим зайнятися, заходив до кімнати дружини, і, не знаючи, що сказати, зупинявся біля її крісла; всі погляди були скеровані в його бік, а він, пробарабанивши пальцями по шибці, так і не знаходив, що сказати, тоді повертався до Луїзи й забирав з її рук книгу.

Étude du texte
Lecture méthodique
1. Par quels moyens lexiques le narrateur décrit sa découverte du livre ? Relevez les champs lexicaux dominants.
2. Quels sens exploite-t-il pour parler des livres ? Trouvez des exemples.
3. Qu’apporte l’histoire racontée dans le dernier paragraphe au thème de l’extrait ?
Pour le commentaire
1. Comment la première connaissance avec le livre influence le narrateur ?
2. Relevez et expliquez les symboles du texte.

Bilan 
 La philosophie de J.-P. Sartre
·              Contingence de l'être : le monde est « absurde », sans raison. Il est « en trop ». Il existe simplement, sans « fondement ». Les choses et les hommes existent de fait, et non de droit. (Voir La Nausée.)
·              L'homme est défini par la conscience (le pour-soi qui s'oppose à l'en-soi). Or toute conscience est conscience de quelque chose (idée d'intentionnalité reprise de Husserl). L'homme est donc fondamentalement ouvert sur le monde, « incomplet », « tourné vers », existant (projeté hors de soi) : il y a en lui un néant, un « trou dans l'être » susceptible de recevoir les objets du monde.
·              La conscience est ce qui ne coïncide jamais avec soi-même, ce qui est puissance de néantisation (c'est-à-dire de négation, c'est-à-dire d'action) grâce à l'imagination (elle peut penser ce qui n'est pas). La conscience rend donc le projet possible.
·              L'homme est absolument libre : il n'est rien d'autre que ce qu'il fait de sa vie, il est un projet. L'existence précède l'essence (contre Hegel : il n'y a pas d'essence prédéterminée, l'essence est librement choisie par l'existant).
·              l'engagement n'est pas une manière de se rendre indispensable, mais n'importe qui (interchangeable).
·              L'homme est condamné à être libre : ne pas s'engager, c'est encore une forme d'engagement : on en est responsable.
·              De plus, Dieu n'existe pas, donc l'homme est seul source de valeur et de moralité ; il est condamné à inventer sa propre morale.

·              Refus du concept freudien d'inconscient, remplacé par la notion de « mauvaise foi » : l'inconscient ne saurait amoindrir l'absolue liberté de l'homme.

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