Навчальний
посібник з аналітичного читання для студентів п’ятого курсу французького
відділення / Укл. Г.Ф.Драненко, М.М.Попович. – Чернівці: Рута, 2006. – 108 с.
DOSSIER 4. Jean-Paul Sartre (1905-1980)
Introduction
1. La vie et l’œuvre
Jean-Paul Sartre
est né et mort à Paris : 21-06-1905 / 15-04-1980. Il est élevé par sa
mère, veuve en 1906, qui est catholique, et par son grand-père maternel,
Charles Schweitzer, protestant alsacien. En 1916, sa mère se remarie et
Jean-Paul Sartre entre au lycée de La Rochelle. Il y devient le condisciple de Paul Nizan avec qui il prépare l'entrée à l'école Normale Supérieure. Il y entre en
1924, rencontre Simone de Beauvoir en 1926 et passe l'agrégation de philosophie
en 1929. En 1927, Sartre traduit avec Nizan la Psychopathologie de Jaspers. Il accomplit son service militaire en 1929. Il est ensuite professeur
de philosophie au Havre. Il lit les romanciers américains, Kafka et des romans policiers. En 1933, il part pour Berlin où il étudie Husserl et Heidegger.
Revenu au Havre, il
écrit différents essais philosophiques (La Transcendance de l'Ego, L'imagination,
publiés tous deux en 1936, Esquisse d'une théorie des émotions (1939))
qui introduisent en France la phénoménologie et l'existentialisme allemands. Il fait l'expérience de la mescaline.
Il écrit Érostrate
en 1936 et voyage en Italie. Gallimard refuse Melancholia qui deviendra La
Nausée, qui paraît en 1938 suivie de Le Mur (1939). Mobilisé, fait
prisonnier, libéré en 1941, Sartre reprend l'enseignement. Par ailleurs, il se
rallie au mouvement de résistance "Front National". En 1943, paraît L'Être
et le Néant, traité central de l'existentialisme athée. L'écrivain fait
jouer Les Mouches en 1943 et Huis clos en 1944. Après la
Libération, il publie les deux premiers tomes des Chemins de la Liberté,
L'Age de raison et Le Sursis. Au cours de la même année 1945 il
fonde la revue Les Temps Modernes et quitte l'enseignement. Il commence
à entretenir des relations difficiles avec le parti communiste. En 1946, pour
répondre à ses détracteurs, il fait une conférence, L'Existentialisme est un
humanisme. Cette année est celle où il fait jouer La Putain respectueuse
et publie Réflexions sur la question juive. En 1947, il publie un essai
sur Baudelaire. En 1948, il fait représenter Les Mains sales et fonde le
Rassemblement démocratique révolutionnaire, qui est un échec. Il soutient le
parti communiste jusqu'au soulèvement de la Hongrie en 1956.
En 1949, il publie La
Mort dans l'âme, troisième volume des Chemins de h Liberté . En 1951
il fait jouer Le Diable et le Bon Dieu. En 1952 s'opère la rupture avec Albert Camus. Sartre participe au Congrès mondial de la
paix et publie Saint Genet, comédien et martyr. Il s'élève contre la
guerre d'Indochine (publication de L'Affaire Henri Martin, 1953). Il
voyage en Italie et en URSS. En 1955, il fait jouer Nekrassov. 1956,
voyages en Chine, Yougoslavie, Grèce. Il s'élève contre la guerre d 'Algérie
(Préface à La Question, d'Henri Alleg). En 1959, il fait jouer Les
Séquestrés d'Altona. En 1960, il voyage à Cuba et donne une suite à L'Être
et le Néant : Critique de la Raison dialectique. En 1964, il
obtient le prix Nobel qu'il refuse et publie Les Mots. En 1971 il
commence à publier L'Idiot de la famille, une importante étude sur Flaubert. Après Mai 68, il accorde son appui à différents mouvements gauchistes
et à leurs organes de presse. Atteint de quasi-cécité il doit pratiquement
abandonner ses travaux en cours.
Existence,
Histoire, Écriture, telles sont les variables dont il faut tenir compte pour
aborder l'œuvre de Jean-Paul Sartre. De 1925 à 1944, il ne se soucie pas encore
de l'Histoire. De 1944 à 1953, il mène de front l'œuvre littéraire et
l'engagement politique. A partir de 1953, l'engagement politique l'emporte sur
la littérature. Trois phases au cours desquelles les livres – romans,
essais, théâtre – sont sous-tendus par une philosophie,
l'existentialisme. Ainsi il est facile de discerner dans La Nausée
l'influence de la pensée husserlienne quand Antoine Roquentin le héros se
dit : "Exister c'est être là simplement... Tout est gratuit, ce
jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça
vous tourne le cœur et tout se met à flotter." La nausée devient le signe
de l'authenticité de l'existence que ne fonde aucune valeur préétablie. Dés
lors s'écroule le décor social bourgeois, peuplé de "salauds". Fuir
l'existence est impossible, comme le montrent les nouvelles du Mur.
Tenter de le faire, c'est encore exister. "L'existence est un plein que
l'homme ne peut quitter." A la veille de la guerre, Jean-Paul Sartre ne
conçoit encore que des consciences intérieurement libres mais incapables d'agir
sur le monde. En 1939, l'Histoire fait brutalement irruption. Il faut s'engager
pour la façonner. Tel est le sens des Chemins de la Liberté où
transparaissent des réflexions contenues dans L'Être et le Néant. Dans
le contexte historique des années 1938-1940, différents personnages accèdent
par des voies différentes – selon la situation où ils se
trouvent – à des degrés différents de liberté. L'Age de raison
se situe à Paris en juillet 1938 et met en scène un professeur de philosophie,
un homosexuel et un communiste, trois consciences isolées que le tourbillon de
l'Histoire saisit dans Le Sursis, Histoire qui prend, selon la technique
de Dos Passos, un aspect simultanéiste. La Mort dans l'âme montre comment la
liberté parvient à modifier l'Histoire. Le quatrième volume, La Dernière
Chance, n'a jamais paru intégralement.
Le théâtre, parce
qu'il permet de toucher directement et tous les soirs un public différent,
devait naturellement attirer Jean-Paul Sartre. C'était encore le meilleur moyen
de diffuser ses idées. Les Mouches reprend le thème de la liberté, celle
d'une conscience individuelle. En ce sens, cette pièce est au théâtre ce que La
Nausée était au roman. De même Huis clos est-il le symétrique du Mur.
Monde de prisonniers incapables d'exercer leur liberté parce qu'elle se heurte
à d'autres consciences. "L'enfer, c'est les autres." Délaissant les
mythes, les allégories, Jean-Paul Sartre va désormais porter au théâtre des
situations concrètes, qui relèvent d'une Histoire plus ou moins récente avec Morts
sans sépulture (1946) qui traite du problème de la torture. La Putain
respectueuse traite du racisme. Les Mains sales posent la question
de savoir si l'on peut faire de la politique sans se salir les mains. Avec Le
Diable et le Bon Dieu, Sartre parvient enfin à donner une expression
pleinement dramatique au problème de la liberté. Dieu n'existe pas. Les hommes
ne peuvent prendre leur destin en main qu'à travers les conditions politiques
et sociales qui leur sont faites. Les Séquestrés d'Altona marquent un
tournant dans la façon dont Jean-Paul Sartre se situe en face de son époque. La
pièce est de 1959, au moment de la guerre d'Algérie. Elle pose des questions
capitales : Les hommes font-ils l'histoire ? Oui, même ceux qui ne
savent pas. Ils en sont responsables et solidaires de la violence.
Jean-Paul Sartre a
longtemps éprouvé le besoin d'interroger l'acte de création littéraire, non pas
dans une optique formaliste mais quant à ses répercussions sur la société. De
là des recueils d'articles qu'il appelle Situations dont les quatre
premiers s'étalent sensiblement sur les années 1936-1964 et contiennent
notamment des textes sur Faulkner, Dos Passos, Giraudoux, Mauriac, Nizan. Dans l'un d'eux intitulé précisément Qu'est-ce que la
littérature ? Sartre expose ses idées, qui vaudront pour toute l'œuvre
à venir. "La parole est action", l'écrivain est engagé et il le sait.
Il écrit pour que personne ne se considère comme innocent de ce qui se passe
dans le monde. Le prosateur montre ce qui est et incite à transformer des
situations. On écrit toujours pour les autres. L'écrivain est une liberté qui
s'adresse à d'autres libertés et propose des orientations. On écrit donc pour
son temps placé devant des problèmes historiques et politiques à résoudre.
Jean-Paul Sartre introduit ici des considérations philosophiques propres à
l'existentialisme. Tout homme se saisit comme une "liberté en
situation" et comme "projet" constamment ouvert sur l'avenir.
Rejeté par sa mère pris d'épouvante devant sa liberté, Baudelaire accepte les
valeurs traditionnelles du Bien et du Mal mais choisit le mal pour éprouver sa
différence. Genet assume le nom de voleur que lui a donné depuis son enfance la société et
transforme ce jugement en défi. Il fait ainsi acte de liberté mais accepte en
même temps des catégories bourgeoises. Telle est la thèse de Saint Genet,
comédien et martyr, où il s'agissait de "retrouver le choix qu'un
écrivain fait de lui-même, de sa vie et du sens de l'Univers, jusque dans les
caractères formels de son style et de sa composition, jusque dans la structure
de ses images". Dix-huit ans plus tard, Sartre reprend ce thème dans son
monumental ouvrage sur Flaubert, L'Idiot de la famille. Mais ici,
contrairement à ce qui se passe avec Genet, l'esthétique n'est plus qu'une
fuite hors du réel, l'acceptation d'une situation historique favorable à une
classe, la bourgeoisie. La névrose de Flaubert correspond du reste à la névrose
de l'époque qui surgit à partir de Juin 1840. Avec Les Mots, Jean-Paul
Sartre applique sur lui-même ce qu'il a appelé la psychanalyse
existentielle : sa liberté s'est exercée contre une situation familiale
qui le confinait dans un milieu bourgeois. En 1972, il a révélé ce que fut son
propos en écrivant ce livre dès 1953. De l'âge de huit ans à 1950, il a vécu
une vraie névrose. Rien n'était plus beau que d'écrire des œuvres qui devaient
rester. Il a compris que c'était un point de vue bourgeois. A partir de 1954,
il est guéri et passe à une littérature militante. Tout écrit est politique. Et
après Mai 68, il ne prend plus la parole que pour des actions ponctuelles sur
le plan politique. En fait, depuis plusieurs années, en littérature comme en
philosophie, se produit une évolution qui se fait en dehors de Sartre, voire
contre lui. Le "nouveau roman" rejette toute espèce d'humanisme,
fût-il existentialiste. Le structuralisme, à travers ses recherches dans le domaine de
la linguistique, de la psychanalyse, de l'ethnologie et du marxisme, remet en
cause les concepts d'Histoire et de sujet, les deux piliers de
l'existentialisme.
2. L’existentialisme
Si l’on devait chercher, au 20ème siècle, un
phénomène de transfert culturel réussi, au sens le plus large du terme, le
phénomène de l’existentialisme nous présenterait sans aucun doute un des
terrains d’investigation les plus féconds. Le courant philosophique a
ses racines en Europe centrale dans la philosophie allemande avant tout
(Kierkegaard, Nietzsche, Husserl, Heidegger, Jaspers), mais aussi chez certains
penseurs et écrivains russes (Berdiaev, Dostoïevski). Or, c’est en France
qu’il fait son entrée par la grande porte de la littérature et qu’il s’épanouit
en grand mouvement à la fois littéraire, intellectuel et social.
Pourquoi cette résonnance en France d’un phénomène somme toute importé?
2.1. Facteurs de “longue durée”:
1o Tradition de la “prose philosophique” en France:
l’interaction de la philosophie et de la littérature date de Montaigne, Pascal
et surtout des philosophes des Lumières: Voltaire, Diderot, Rousseau. Depuis le
19ème siècle, l’enseignement de la philosophie au lycée constitue un
des piliers de la formation intellectuelle. Le public est sensibilisé au côté
philosophique des textes littéraires: la pensée fait partie du plaisir
esthétique. Du coup, certains écrivains jouissent, traditionnellement, du
prestige de “maîtres à penser”.
2o La longue crise larvée de la pensée
positiviste et du néo-kantisme, “doctrines officieuses” de la IIIe
république, suscite la recherche d’un nouvel humanisme, d’une nouvelle
morale et politique des intellectuels.
2.2. Facteurs de “courte durée”:
1o Le climat de crise de la fin de la IIIe
république, radicalise la vie politique dans les années 1930 aussi bien
à gauche qu’à droite: affaire Stavisky, “coup d’État” de février 1934; mai
1935, le Front Populaire de 1936. Le malaise s’aggrave sous l’effet de l’échec
de la politique face à la guerre en Espagne et face à Hitler (Munich).
2o La situation s’exacerbe sous l’État Français
(Vichy) et sous l’occupation allemande: le problème de l’engagement,
du bien et du mal se pose avec toute son acuité, notamment aux intellectuels.
La période 1940-1944 (1945) est une période dramatique.
Ce n’est pas seulement la guerre perdue contre l’Allemagne et l’occupation
subséquente, donc une guerre contre un ennemi extérieur, mais - à l’intérieur
du pays - une guerre civile sans pitié entre le régime du maréchal Pétain
et le gouvernement de Londres du général de Gaulle qui, de plus,
rivalise avec le général Henri Giraud.
Le problème de la loyauté à la patrie, au gouvernement,
se complique de même que la question de la légalité du pouvoir. Est-on patriote
en restant fidèle au maréchal Pétain? ou bien le devient-on en se ralliant à de
Gaulle. De plus, les pétainistes et les résistants ont recours au même cadre
légal, au même code pénal et aux mêmes lois (sur la haute trahison, notamment):
ainsi, les résistants sont exécutés en vertu de la même loi que plus tard les
pétainistes lors des épurations.
De plus, la collaboration avec l’occupant est souvent
difficile à définir. Mais les intellectuels, les acteurs, les cinéastes et les
journalistes - les plus en vue devant l’opinion publique - sont,
proportionnellement, bien plus frappés par les épurations, commencées
dès 1943 en Algérie et continuées jusqu’en 1947. L’exécution de Robert
Brasillach, celle de Georges Suarez, la mise en quarantaine de Jacques
Chardonne, de Paul Morand, etc. constituent, pour certains des cas de
conscience.
La situation est compliquée par le fait que le combat des
idées reste souvent inséparable du combat d’influence entre les groupes
littéraires. Or les listes des collaborateurs publiées dans Les Lettres
Françaises par les écrivains résistants (1944), ainsi que les activités du Comité
National des Écrivains ou du Comité National d’Épuration des Gens de
Lettres font partie intégrante des combats littéraires, avec des règlements
de comptes et le jeu des amitiés et des antipathies. (Voir plus loin au
chapitre V. La difficulté d’être à droite.)
C’est dans cette constellation que le groupe
existentialiste réussit à se poser comme non compromis, voire allié à la
résistance tout en se présentant comme une alternative intellectuelle à la
gauche communiste.
3o L’intensité de la vie culturelle parisienne
pendant l’occupation - cinéma, théâtre, peinture, mais aussi littérature - constitue un ferment
stimulateur des œuvres de Camus (L’Étranger, Le malentendu) et de
Sartre (L’Être et le Néant, Les Mouches, Huis clos),
publiées ou réalisées à cette période. Les cafés du quartier Saint-Germain
- Flore, Les deux Magots ou Lipp - grâce aux poêles
installés, deviennent de centres de ralliement et hauts lieux de la vie
intellectuelle.
4o La qualité des penseurs-écrivains de la taille de
Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Simone de Beauvoir assure la réussite du
mouvement existentialiste qui constitue un groupe relativement cohérent autour
du journal Combat (Camus) et des Temps Modernes, dirigés par
Jean-Paul Sartre.
2.3. La philosophie de l’existence
L’existentialisme se forme en Allemagne dans les années 1930,
mais ses antécédents remontent à la moitié du 19ème siècle. Dès le
début, la philosophie de l’existence se présente comme une réaction à la
philosophie hégélienne et, partant, au modèle essentialiste. Dans la triade
- ontologie, noétique, éthique - il privilégiera le point de vue noétique,
c’est-à-dire la situation de l’homme-individu comme point de départ de la
réflexion philosophique.
En fait, ni chez Hegel, la réflexion sur
“l’existant” individuel (“das Seiende”) n’est absente: “Il le décrit dans
les termes mêmes que reprendra plus tard Heidegger, comme un être meurtri,
déchiré, dans le besoin, comme un être fini aussi et dont la loi est finitude.
Ce n’est pas le “Seiende” qu’il néglige, mais bien plutôt ses droits:
“l’idéalisme de la philosophie consiste en la non-reconnaissance du fini comme
être véritable” (cité d’après Benjamin Fondane, “Le lundi
existentiel et le dimanche de l’histoire” in L’existence, essais par Albert
Camus..., Gallimard 1945, p. 31). Selon Hegel, l’existant - contingent
qu’il est - ne saurait constituer l’objet véritable de la philosophie,
connaissance générale qui se doit de découvrir les lois dialectiques de
l’Esprit régissant l’Histoire. Comme le dit Fondane en recourant à une des paraboles
des Évangiles, entre la Loi et l’homme, Hegel choisit la Loi qu’il met
au-dessus de l’homme, subordonné, désormais, à la marche objective de
l’Histoire et ses résultats pratiques. Entre l’être et l’existant, Hegel opte
pour l’être.
Par contre, c’est sur l’existant et l’individuel que se
baseront les “philosophies de l’exception”: notamment Kierkegaard et
Nietzsche, le premier en forgeant le concept d’angoisse comme
sensation fondamentale de l’existence, le second en orientant la “volonté de
puissance” vers une dialectique de “dépassement perpétuel de soi-même”
(le surhomme) et le “gai savoir”.
S’opposant à la logique hégélienne, Sören Aabye
Kierkegaard (1813-1855) philosophe, théologien et écrivain danois, rejette
l’identité de l’être et du non-être, du sujet et de l’objet, du spirituel et du
matériel. Il distingue trois stades de l’existence entre lesquels aucune
continuité ou rapport de dépassement dialectique n’est envisageable: chacun de
ces stades isolés obéit à ses propres normes:
- stade esthétique: il consiste à vivre dans le
moment présent en suivant son goût et sa fantaisie; le danger en est l’ennui et
le désespoir;
- stade éthique: à ce stade, l’homme considère la
morale comme le principe de son comportement; le danger en est la généralité,
la dépersonnalisation et l’anonymat;
- stade religieux: le stade de la plénitude de
l’homme mis face-à-face avec l’absolu - Dieu. C’est ici que l’homme se rend
compte de la finitude de son être, autrement dit de son néant, et de la marque
indélébile du péché originel - d’où l’angoisse, le remords et le sentiment de
sa limitation face à l’absolu. Or, c’est en cela que consiste aussi la
plénitude de l’existence et le sentiment d’une vie authentique.
Tout homme se trouve à l’un où à l’autre stade de cette
prise de conscience: son devoir est de reconnaître le stade d’existence où il
se trouve et la qualité de la vie qu’il y mène, éventuellement de décider si
oui ou non passer à un stade supérieur.
La vérité n’est pas dans la recherche d’une essence,
but ultime du rationalisme philosophique depuis Platon à Spinoza et à Hegel,
mais dans la subjectivité d’une existence authentique, dans
l’homme et dans l’intensité de ses sentiments: d’où l’importance de
l’idée du choix, de la décision, mais aussi une identification
de l’essence avec l’existence.
On voit là - chez Kierkegaard - certains concepts clés de
l’existentialisme. Son anthropocentrisme individualiste contient,
justement, les bases d’un nouvel humanisme possible. Mais c’est aussi le
renouveau d’une convergence entre la pensée théologique et la philosophie. En
ce sens, Kierkegaard renoue avec la tradition de saint Augustin, de Pascal,
mais aussi de Kant, comme Jean-Paul Sartre ne manque pas de l’évoquer (L’Être
et le Néant). L’existentialisme sera une philosophie qui n’exclut pas la
foi religieuse et qui aura, à côté d’un courant athée (Sartre, Camus),
également un courant religieux (Jaspers, Marcel, Waehlens).
Karl Jaspers (1883-1969), psychologue et philosophe allemand
(élève de Dilthey et de Husserl), ira dans le sens de la laïcisation et de la
généralisation des idées du prêtre danois: grâce à lui une philosophie de
l’exception accède à la généralité. Son analyse critique du savoir objectif
aboutit à la constatation des limites du savoir et à l’impossibilité
d’une ontologie rationnelle. En ce sens, l’homme ne peut jamais atteindre
l’absolu, et la recherche de l’absolu n’a pas de sens. Pourtant l’homme ne peut
pas se passer de transcendance: il ne peut s’abstenir de s’y confronter, en
dépit de l’impossibilité d’y jamais pénétrer pleinement. Paradoxalement, c’est
dans ce non-accomplissement que l’homme s’accomplit pleinement: philosopher,
c’est prendre conscience par rapport au monde, où l’on doit sans cesse engager
sa liberté, et par rapport aux autres avec qui il faut tenter de communiquer.
Les situations limites (souffrance, échec, mort) nous dévoilent notre
finitude, mais nous font découvrir aussi l’exigence de cette transcendance
(L’Être, l’Englobant), à laquelle il faut se mesurer pour déchiffrer le sens
de l’existence et de l’histoire. Selon Jaspers, l’homme est un naufragé éternel
et sa vie est à la fois une réussite et un échec perpétuel. Or, même dans
l’échec, l’homme-individu s’accomplit grâce au sentiment de l’arrière-plan,
c’est-à-dire grâce à la conscience de toutes les possibilités non réalisées qui
constituent sa transcendance.
Disciple d’Edmund Husserl, Martin Heidegger
(1889-1976) veut renouveler la signification de l’ontologie fondamentale. Son
souci premier n’est donc pas l’existence, mais l’être, ou plutôt
l’être-là (“Dasein”). L’être apparaît sous deux formes: comme spectacle
(ce que nous voyons) et comme outil (ce dont nous nous servons). Mais
ces formes de l’être ne sont pas immédiates, car un être authentique
immédiat n’appartient qu’à l’homme. Le but de l’homme consiste donc à
atteindre une existence véritable: pour cela, il faut qu’il quitte la sphère de
l’inauthentique (spectacle, outil), vouée à la pression du social, celle de la
vie quotidienne. En effet, dans l’existence banale, nous sommes parfaitement interchangeables
(cf. Georg Lukásc et son concept marxiste de “réification”).
Pour accéder à l’existence authentique, il faut traverser
l’expérience limite de l’angoisse en éprouvant le Néant sur lequel se
détache l’Être. Cette expérience seule nous amène à nous éprouver
nous-mêmes dans le monde comme délaissés, sans secours, comme jetés
dans le monde sans en apercevoir la raison. Selon Heidegger nous
existons sans raison: nous sommes une existence sans essence. Donc,
c’est nous qui devons créer notre essence par nos choix et par nos décisions:
les essences se déduisent à partir des existences. L’être peut
s’authentifier en se transcendant: notre but est d’accomplir notre
transcendance vers l’avenir et vers les autres hommes. C’est là, chez
Heidegger, à la fois un élargissement et une négation de l’individualisme
kierkegaardien.
L’existentialisme allemand se prolonge en partie chez les
philosophes de l’école de Francfort: von Weizsäcker, Hannah Arendt.
2.4. L’existentialisme en France
La réception de l’existentialisme s’effectue surtout par
l’intermédiaire des philosophes qui entrent en contact avec la philosophie
allemande. Jean-Paul Sartre en est le meilleur exemple: c’est le séjour à l’Institut
français de Berlin (1933-34) qui lui permet, en effet, de s’initier à la
phénoménologie de Husserl.
Or, l’existentialisme présente des faces multiples:
- personnalisme
(tendance chrétienne), représenté par Emmanuel Mounier (1905-1950),
fondateur de la revue Esprit et auteur de plusieurs ouvrages - Révolution
personnaliste et communautaire (1935), Introduction aux existentialismes
(1946), Le Personnalisme (1949);
- existentialisme
chrétien de Gabriel Marcel (1889-1973; Être et Avoir, 1935; Homo
viator, 1946) et du Belge Alphonse de Waehlens;
- phénoménologie
de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), professeur à la Sorbonne et au
Collège de France, auteur de La Structure du Comportement (1941), Phénoménologie
de la Perception (1945), Aventures de la Dialectique (1955), Humanisme
et Terreur.
À leur façon, Jean Grenier, maître d’Albert
Camus, Maurice de Gandillac, Benjamin Fondane, Étienne
Gilson, Louis Lavelle, Brice Parain, René Le Senne ou Jean-Paul
Sartre représentent chacun un aspect différent de ce courant de pensée.
On peut distinguer trois moments dans la
constitution de l’existentialisme en France:
- réception
philosophique (1935-1943)
- diffusion littéraire
(1940-1950)
- existentialisme -
style de vie et phénomène social des caves du quartier Saint-Germain (1945-1955);
seule l’existence de ce stade de diffusion peut nous expliquer pourquoi
certains personnalités comme Juliette Gréco, Boris Vian ou Françoise
Sagan sont inclus d’habitude dans le courant existentialiste.
Le rôle de Jean-Paul Sartre reste toutefois le
plus important, parce que central à maints égards: il sut être à la fois
philosophe, romancier, auteur dramatique, critique littéraire, journaliste et
organisateur. Directeur des Temps Modernes, il réunit autour de lui un
groupe de collaborateurs: Simone de Beauvoir, Raymond Aron, Michel Leiris,
Maurice Merleau-Ponty, Georges Bataille.
Les idées du Sartre théoricien et essayiste sont
concentrées dans plusieurs œuvres fondamentales: L’Imagination (1936), Esquisse
d’une Théorie des Émotions (1939), L’Être et le Néant (1943), Critique
de la Raison dialectique (1960), L’Existentialisme est un humanisme
(1946), Réflexions sur la question juive (1947). Le philosophe, chez
Sartre, est doublé d’un styliste qui sait donner aux idées des tournures qui
frappent par leur évidence:
- l’homme est l’être chez qui l’existence précède
l’essence, il surgit dans le monde comme pure contingence, il existe avant
de se définir; on ne peut le déduire d’une réalité préexistante, puisqu’il n’y
a pas de Dieu pour le concevoir; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se
fait l’homme se définit par ses actes;
- autre conséquence: l’homme est de trop, donc
condamné à donner un sens à sa vie, sinon il reste inutile; de là aussi
son expérience fondamentale, “purificatrice” celle de l’absurde;
- le monde n’est pas intelligible a priori; il n’a
d’autre signification que celle que lui donne l’homme; c’est à l’homme de
choisir un sens pour ce monde;
- si Dieu n’existe pas, si le monde est inintelligible en
soi, l’homme n’a ni ordre, ni justification à recevoir d’autrui; l’homme est
condamné à être libre, à s’inventer à chaque minute;
- aussi l’homme est-il pleinement responsable de
son existence; l’homme ne fait que ce qu’il a voulu et il n’a voulu que ce
qu’il a fait;
- si l’homme est libre, il n’y a ni le Bien, ni le Mal,
parce qu’on ne peut choisir pour soi que le Bien. Le seul jugement qui
puisse être porté sur les actes humains ne concerne pas leur valeur, mais leur
authenticité; invoquer une morale préétablie, en appeler aux opinions des
autres ou à celle que nous nous faisons sur nous-mêmes, n’est que la “mauvaise
foi” (nalhávání si), dénoncée par le
témoignage de la conscience d’autrui, dont l’existence même apparaît
comme une hantise insupportable - l’enfer c’est les autres.
Sartre est aussi un intellectuel engagé dans la
politique, marqué par une sensibilité de gauche: compagnon de route
du Parti Communiste, ami de Castro, de Che Guevarra, maoïste de 1968.
Organisateur de talent, directeur des Temps Modernes, puis de La
Cause du Peuple et de Libération, il restera une des figures les
plus influentes de la vie intellectuelle et politique française jusqu’aux
années 1970. En 1964, il refuse le Prix Nobel de Littérature.
ÉTUDE DE L’ŒUVRE DE J.-P. SARTRE
1. Contexte littéraire de la parution de
« la Nausée »
Le roman existentialiste, qui domine la
production française entre La Nausée de Sartre, en 1938, et Les
Mandarins de Simone de Beauvoir, en 1954, fait suite aux romans de la
condition humaine. S'il y a une coupure, c'est entre une exaltation, romantique,
héroïque, poétique, et une sorte d'accablement et de prostration qu'on voit
s'installer au moment de la guerre et de l'Occupation: la bombe de Hiroshima et
les révélations qu'on eut bientôt de l'univers concentrationnaire ne pouvaient
que les aggraver. Dès les années trente, le lyrisme déchaîné de Céline ou les
dérisions ironiques de Queneau (et tous deux déjà s'en prenaient au langage)
avaient constitué les linéaments d'un préexistentialisme: tout ce que la vie a
de sordide, de navrant ou d'absurde (de cocasse aussi) devenait la matière
privilégiée du roman.
La Nausée était un grand livre, à peine un roman,
plutôt le compte rendu d'une expérience philosophique: la découverte d'une existence
qui déborde, de toutes parts, l'esprit.. Sartre, en même temps, dénonçait
le romanesque: « Quand on vit, il n'arrive rien. Les décors changent, les gens
entrent et sortent, voilà tout. » Une des intuitions de La Nausée, c'est
que notre existence ne peut jamais se dérouler sur le mode de l’existence
romanesque. En un sens, La Nausée
marquait peut-être la fin du roman.
Antoine
ROQUENTIN vit en solitaire à Bouville (Le Havre). Depuis quelque temps, il
éprouve d'étranges malaises : les objets prennent soudain à ses
yeux une importance anormale, une présence inquiétante. Un jour d'hiver au
Jardin public, «entre les grands troncs noirs, entre les mains noires et noueuses
qui se tendent vers le ciel», la « Nausée » le reprend: «Un arbre gratte
la terre sous mes pieds d'un ongle noir. Je voudrais tant me laisser aller, m'oublier,
dormir. Mais je ne peux pas, je suffoque». Cette fois il comprend le sens de
son angoisse: «l'existence me pénètre de partout, par les yeux, par le nez, par
la bouche...»; le soir même il l'analyse longuement dans son journal.
Cette nausée,
Jean-Paul Sartre l'a connue personnellement: il a éprouvé ce sentiment
d'horreur devant le fourmillement de la contingence. Mais dans sa
philosophie, cette expérience de l'absurde doit être dépassée. Loin
de le condamner à la délectation morose, une telle prise de conscience engage
l'homme à exercer sa liberté: dépassant l'existence, il doit tendre vers l'être
grâce à la création ou à l'action. Voici le passage essentiel du journal d’Antoine Roquentin qui dans un
jardin public, confronté à une racine d’arbre, prend conscience de l’existence
des choses par opposition de sa propre existence.
Analyse de
l’extrait 1 :
« Je ne peux pas dire... »
Je ne peux
pas dire que je me sente allégé ni content; au contraire, ça m'écrase.
Seulement mon but est atteint: je sais ce que je voulais savoir; tout ce qui
m'est arrivé depuis le mois de janvier, je l'ai compris. La Nausée ne m'a pas
quitté et je ne crois pas qu'elle me quittera de sitôt; mais je ne la subis
plus, ce n'est plus une maladie ni une quinte passagère: c'est moi.
Donc j'étais
tout à l'heure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la
terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une
racine. Les mots s' étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses,
leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur
surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette
masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai
eu cette illumination.
Ça m'a coupé
le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que
voulait dire « exister». J'étais comme les autres, comme ceux qui se promènent
au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux « la mer est
verte; ce point blanc, là-haut, c'est une mouette », mais je ne
sentais pas que ça existait, que la mouette était une «mouette-existante»; à
l'ordinaire l'existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle
est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d'elle et,
finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que
je ne pensais rien, j'avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le
mot «être». Ou alors, je pensais... comment dire? Je pensais l'appartenance,
je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le
vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses,
j'étais à cent lieues de songer qu'elles existaient: elles m'apparaissaient
comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d'outils, je
prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l'on
m'avait demandé ce que c'était que l'existence, j'aurais répondu de bonne foi
que ça n'était rien, tout juste une forme vide qui venait s'ajouter aux choses
du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà: tout d'un coup,
c'était là, c'était clair comme le jour: l'existence s'était soudain dévoilée.
Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c’était la
pâte même des choses, cette racine était pétrie dans de l’existence. Ou plutôt
la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça
s'était évanoui; la diversité des choses, leur individualité n'étaient qu'une
apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses
et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité.
Je me
gardais de faire le moindre mouvement, mais je n'avais pas besoin de bouger
pour voir, derrière les arbres, les colonnes bleues et le lampadaire du kiosque
à musique, et la Velléda, au milieu d'un massif de lauriers. Tous ces objets...
comment dire? Ils m'incommodaient; j'aurais souhaité qu'ils existassent moins
fort, d'une façon plus sèche, plus abstraite, avec plus de retenue. Le
marronnier se pressait contre mes yeux. Une rouille verte le couvrait jusqu'à
mi-hauteur; l'écorce, noire et boursouflée, semblait de cuir bouilli. Le petit
bruit d'eau de la fontaine Masqueret se coulait dans mes oreilles et s'y
faisait un nid, les emplissait de soupirs; mes narines débordaient d'une odeur
verte et putride. Toutes choses, doucement, tendrement, se laissaient aller à
l'existence comme ces femmes lasses qui s'abandonnent au rire et disent: «C'est
bon de rire » d'une voix mouillée; elles s'étalaient, les unes en face des
autres, elles se faisaient l'abjecte confidence de leur existence. Je compris
qu'il n'y avait pas de milieu entre l'inexistence et cette abondance pâmée. Si
l'on existait, il fallait exister jusque-là, jusqu'à la moisissure, à la
boursouflure, à l'obscénité. Dans un autre monde, les cercles, les airs de
musique gardent leurs lignes pures et rigides. Mais l'existence est un
fléchissement. Des arbres, des piliers bleu de nuit, le râle heureux d'une
fontaine, des odeurs vivantes, de petits brouillards de chaleur qui flottaient
dans l'air froid, un homme roux qui digérait sur un banc: toutes ces
somnolences, toutes ces digestions prises ensemble offraient un aspect
vaguement comique. Comique... non: ça n'allait pas jusque-là, rien de ce qui
existe ne peut être comique; c'était comme une analogie flottante, presque
insaisissable, avec certaines situations de vaudeville. Nous étions un tas
d'existants gênés, embarrassés de nous-mêmes, nous n'avions pas la moindre
raison d'être là, ni les uns ni les autres, chaque existant, confus, vaguement
inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. De trop: c'était le
seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux.
En vain cherchais-je à compter les marronniers, à les situer par
rapport à la Velléda, à comparer leur hauteur avec celle des platanes: chacun
d'eux s'échappait des relations où je cherchais à l'enfermer, s'isolait,
débordait. Ces relations (que je m'obstinais à maintenir pour retarder
l'écroulement du monde humain, des mesures, des quantités, des directions) j'en
sentais l'arbitraire; elles ne mordaient plus sur les choses. De trop, le
marronnier, là en face de moi un peu sur la gauche. De trop, la
Velléda...
Et moi -
veule, alangui, obscène, digérant, ballottant de mornes pensées - moi aussi
j'étais de trop. Heureusement je ne le sentais pas, je le comprenais
surtout, mais j'étais mal à l'aise parce que j'avais peur de le sentir (encore
à présent j'en ai peur - j'ai peur que ça ne me prenne par le derrière de ma
tête et que ça ne me soulève comme une lame de fond). Je rêvais vaguement de me
supprimer, pour anéantir au moins une de ces existences superflues. Mais ma
mort même eût été de trop. De trop, mon cadavre, mon sang sur ces cailloux,
entre ces plantes, au fond de ce jardin souriant. Et la chair rongée eût été de
trop dans la terre qui l'eût reçue et mes os, enfin, nettoyés, écorcés, propres
et nets comme des dents eussent encore été de trop: j'étais de trop pour
l'éternité.
Le mot
d'Absurdité naît à présent sous ma plume; tout à l'heure, au jardin, je ne l'ai
pas trouvé, mais je ne le cherchais pas non plus, je n'en avais pas besoin: je
pensais sans mots, sur les choses, avec les choses. L'absurdité,
ce n'était pas une idée dans ma tête, ni un souffle de voix, mais ce long
serpent mort à mes pieds, ce serpent de bois. Serpent ou griffe ou racine ou
serre de vautour, peu importe. Et sans rien formuler nettement, je comprenais
que j'avais trouvé la clé de l'Existence, la clé de mes Nausées, de ma propre
vie. De fait, tout ce que j'ai pu saisir ensuite se ramène à cette absurdité
fondamentale. Absurdité: encore un mot; je me débats contre des mots; là-bas,
je touchais la chose. Mais je voudrais fixer ici le caractère absolu de
cette absurdité. Un geste, un événement dans le petit monde colorié des hommes
n'est jamais absurde que relativement: par rapport aux circonstances qui
l'accompagnent. Les discours d'un fou, par exemple, sont absurdes par rapport à
la situation où il se trouve mais non par rapport à son délire. Mais
moi, tout à l'heure, j'ai fait l'expérience de l'absolu: l'absolu ou l'absurde.
Cette racine, il n'y avait rien par rapport à quoi elle ne fat absurde. Oh !
Comment pourrai-je fixer ça avec des mots? Absurde: par rapport aux cailloux,
aux touffes d'herbe jaune, à la boue sèche, à l'arbre, au ciel, aux bancs
verts. Absurde, irréductible; rien - pas même un délire profond et secret de la
nature - ne pouvait l'expliquer. Évidemment, je ne savais pas tout, je n'avais
pas vu le germe se développer ni l'arbre croître. Mais devant cette grosse
patte rugueuse, ni l'ignorance ni le savoir n'avaient d'importance: le monde
des explications et des raisons n'est pas celui de l'existence. Un cercle n'est
pas absurde, il s'explique très bien par la rotation d'un segment de droite
autour d'une de ses extrémités. Mais aussi un cercle n'existe pas. Cette
racine, au contraire, existait dans la mesure où je ne pouvais pas l'expliquer.
Noueuse, inerte, sans nom, elle me fascinait, m'emplissait les yeux, me ramenait
sans cesse à sa propre existence.
Jean-Paul SARTRE, La Nausée
Exercices de lexique
1. Vocabulaire. Remplissez la grille avec les mots du
texte :
- la nausée
- quint
- brut
- pétri
- obscène
- boursoufflé
- putride
- mouillé (la voix)
- abject
- pâmé
- incommoder
- la boursouflure
- le fléchissement
- le pilier
- le râle
- l’arbitraire
- veule alangui
- ballotter
- irréductible
- noueux
2. Trouvez dans le texte les équivalents
français des phrases et expressions
suivantes :
1.
Я сидів,
скорчившись, схиливши голову, наодинці з цією темнуватою вузластою масою в її
первородному вигляді, яка мене лякала. І раптом мене осінило.
2.
Якщо б мене
запитали, що таке існування, то із чистим сумлінням я б відповів: нічого, лише
порожня форма, яка додавалася до зовнішніх речей, не змінюючи при цьому їхньої
суті.
3.
Вони мені
заважали; я волів, щоби вони існували не так настирно, більш скупо, більш
абстрактно, більш стримано.
4.
В іншому
світі кола й мелодії зберігають свої чисті й суворі лінії. Проте існувати –
означає коритися.
5.
Дерева, сині
нічні підпори, радісний хрип фонтана, живі запахи, незначні напливи тепла в
холодному повітрі, рудий чоловік, що перетравлював їжу на ослоні, - в оцій
загальній дрімоті, в цьому загальному перетравленні їжі було щось кумедне...
6.
Ми являли
собою купу існувань, що заважали сам собі, ми не мали ані жодного приводу бути
тут, ні одні, ні другі, кожний існуючий, присоромлений та незрозуміло чому
схвильований, відчував себе зайвим стосовно до інших.
7.
І Я САМ –
млявий, знесилений, неподобний, той, що перетравлює їжу та перекочує чорні
думки, Я ТАКОЖ БУВ ЗАЙВИМ.
8.
На щастя, я
цього не відчував, я радше це розумів, однак я почувався ніяково, оскільки
боявся це відчути (навіть зараз я боюся, боюся, щоби воно не підкралося до мене
ззаду, щоби воно не підняло мене, наче
глибинна хвиля, що підвелася раптом догори).
9.
В маленькому
розфарбованому світі людей будь-який жест, будь-яка подія можуть бути
абсурдними лише умовно: відносно обставин, які їх супроводять.
10.
Але перед
цією могутньою бугристою лапою, ані незнання, ані знання не мали значення: світ
пояснень та розумних переконань та світ існування не є тотожними.
Étude du texte
Lecture méthodique
1. Les mots et les choses: quels aspects du
langage le texte dénonce-t-il ? En quoi le langage fait-il écran à la réalité?
2. Étudiez le champ sémantique de la surface
dans le texte. Montrez qu'il exprime la superficialité de notre perception du
réel.
3. En quoi le choix de la racine comme moyen de
révélation est-il alors symbolique? Interprétez sa métamorphose animale à la
fin du passage.
Pour le commentaire
1. Comment
Sartre réussit-il à intégrer l'expérience métaphysique à la forme romanesque?
2. Quelles
sont les marques d'un langage didactique dans le texte?
3. En quoi
ce texte se présente-t-il comme une recherche? Étudiez les hésitations et les
retours en arrière à travers leur marque syntaxique.
4. Quelle
fonction du langage est exploitée? Reliez cet aspect de l'écriture à la
critique du langage.
5. La
racine, l’absurdité, l’existence, la nausée. Exposez le réseau de corrélations
qui unissent ces mots et leurs significations dans l’analyse de Sartre.
2. Les Mots. Présentation
Le récit
autobiographique de Jean-Paul Sartre intitulé Les Mots paraît en
1964. Sartre y raconte son enfance, non avec la complaisance qu'étalent souvent
les souvenirs d'enfance, mais au contraire avec esprit critique et ironie. Il
démystifie l'attendrissement dont beaucoup entourent cette époque de la vie, en
affirmant : "J'étais un enfant, ce monstre [que les adultes]
fabriquent avec leurs regrets."
Le livre est divisé
en deux parties : "Lire", "Écrire". En effet,
l'apprentissage de la lecture et de l'écriture ont été les deux événements les
plus marquants pour l'enfant imaginatif et solitaire que fut Jean-Paul Sartre.
Son enfance s'est déroulée parmi des adultes.
Son père était mort alors qu'il n'avait qu'un
an, et sa mère, une très jeune femme, était revenue chez ses parents, Charles
et Louise Schweitzer. Charles Schweitzer, un Alsacien, enseignait le français
aux étrangers, surtout aux Allemands, à Paris. C'était un vieillard majestueux,
à la longue barbe blanche, qui, très comédien, jouait les pères nobles tout en
déployant avec ostentation beaucoup d'affection
pour son petit-fils. Devant cette affectation dans la tendresse, l'enfant
devient à son tour comédien, "joue à être sage". Enfant unique, il
est choyé par tous, rendu surtout soucieux de plaire et de
"bouffonner", ce qui, dit-il, est le sort de tous les enfants
bourgeois. La découverte de la lecture lui donne une passion sincère, bien
qu'encouragée par l'admiration extasiée de son entourage devant son zèle. Il
lit pêle-mêle les classiques de la bibliothèque de son grand-père et les
illustrés pour enfants qu'il préfère en secret. A cette époque, à cause de la
jeunesse de sa mère, soumise à l'autorité de ses parents, il l'aime plutôt
comme une sœur que comme une mère. Il dit avoir gardé une préférence pour ce
lien entre frère et sœur ; on rencontre en effet plusieurs fois dans son
œuvre un frère et une sœur étroitement liés : Ivich et Boris dans les
Chemins de la liberté, Oreste et Électre dans les Mouches, Franz et Leni dans
les Séquestrés d'Altona.
Après la lecture, Sartre découvre
l'écriture : dès qu'il sait écrire et avant même de connaître
l'orthographe, il se met à rédiger de longs récits d'aventure, inspirés par ses
illustrés favoris. Il s'amuse peu à peu à les corser d'épisodes héroïques ou
effrayants de son invention. Bien qu'il y ait dans toute cette activité
littéraire enfantine beaucoup de comédie destinée à son entourage, ces occupations
échappent au fond à la comédie par la passion exclusive que Sartre y met, sans
aucun rapport avec la complaisance sans sincérité de sa famille. Très entouré
par elle, Sartre manque par contre de camarades de son âge, qu'il ne trouve que
quand, de façon tardive, il va régulièrement à l'école.
Dans tout ce récit, Sartre évoque avec une
ironie impitoyable, bien que sans rancœur, ce qui a fait de lui un "enfant
truqué", en même temps qu'il met en lumière la vigueur et la précocité de
l'activité mentale qui lui a permis d'échapper par l'imagination à ce cadre
étroit et artificiel. Son écriture, au contraire de la plupart de ses autres
livres, est ici étincelante : rapide, incisive, colorée, vraiment d'un
classique.
Analyse de l’extrait 2:
« Au milieu des livres »
J'ai commencé ma
vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau
de mon grand-père, il y en avait partout ; défense était faite de les
épousseter sauf une fois l'an, avant la rentrée d'octobre. Je ne savais pas
encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres levées ; droites ou
penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque ou
noblement espacées en allées de menhirs, je sentais que la prospérité de notre
famille en dépendait. Elles se ressemblaient toutes, je m'ébattais dans un
minuscule sanctuaire, entouré de monuments trapus, antiques, qui m'avaient vu
naître, qui me verraient mourir et dont la permanence me garantissait un avenir
aussi calme que le passé.
Je les touchais en
cachette pour honorer mes mains de leur poussière mais je ne savais trop qu'en
faire et j'assistais chaque jour à des cérémonies dont le sens
m'échappait : mon grand-père – si maladroit, d'habitude, que ma
mère lui boutonnait ses gants – maniait ces objets culturels avec une
dextérité d'officiant. Je l'ai vu mille fois se lever d'un air absent, faire le
tour de sa table, traverser la pièce en deux enjambées, prendre un volume sans
hésiter, sans se donner le temps de choisir, le feuilleter en regagnant son
fauteuil, par un mouvement combiné du pouce et de l'index puis, à peine assis,
l'ouvrir d'un coup sec "à la bonne page" en le faisant craquer comme
un soulier. Quelquefois je m'approchais pour observer ces boîtes qui se
fendaient comme des huîtres et je découvrais la nudité de leurs organes
intérieurs, des feuilles blêmes et moisies, légèrement boursouflées, couvertes
de veinules noires, qui buvaient l'encre et sentaient le champignon.
Dans la chambre de
ma grand-mère les livres étaient couchés ; elle les empruntait à un cabinet
de lecture et je n'en ai jamais vu plus de deux à la fois. Ces colifichets me faisaient penser à des confiseries de Nouvel An parce que leurs
feuillets souples et miroitants semblaient découpés dans du papier glacé. Vifs,
blancs, presque neufs, ils servaient de prétexte à des mystères légers. Chaque
vendredi, ma grand-mère s'habillait pour sortir et disait : "Je vais
les rendre" ; au retour, après avoir ôté son chapeau noir et sa
voilette, elle les tirait de son manchon et je me demandais, mystifié :
"Sont-ce les mêmes ?" Elle les "couvrait"
soigneusement puis, après avoir choisi l'un d'eux, s'installait près de la
fenêtre, dans sa bergère à oreillettes, chaussait ses besicles, soupirait de bonheur et de lassitude, baissait les paupières avec un
fin sourire voluptueux que j'ai retrouvé depuis sur les lèvres de la
Joconde ; ma mère se taisait, m'invitait à me taire, je pensais à la
messe, à la mort, au sommeil : je m'emplissais d'un silence sacré. De
temps en temps, Louise avait un petit rire ; elle appelait sa fille,
pointait du doigt sur une ligne et les deux femmes échangeaient un regard
complice. Pourtant, je n'aimais pas ces brochures trop distinguées ;
c'étaient des intruses et mon grand-père ne cachait pas qu'elles faisaient
l'objet d'un culte mineur, exclusivement féminin. Le dimanche, il entrait par
désœuvrement dans la chambre de sa femme et se plantait devant elle sans rien
trouver à lui dire ; tout le monde le regardait, il tambourinait contre la
vitre puis, à bout d'invention, se retournait vers Louise et lui ôtait des
mains son roman : "Charles ! s'écriait-elle furieuse, tu vas me
perdre ma page !" Déjà, les sourcils hauts, il lisait ;
brusquement son index frappait la brochure : "Comprends
pas ! – Mais comment veux-tu comprendre ? disait ma
grand-mère : tu lis par-dedans !" Il finissait par jeter le
livre sur la table et s'en allait en haussant les épaules.
Jean-Paul Sartre, Les Mots,
I, Lire
Exercices de lexique
1. Vocabulaire. Remplissez la grille avec les mots du texte :
- la prospérité
- s’ébattre
- le sanctuaire
- le colifichet
- mineur
2. Trouvez dans le texte les équivalents
français des phrases et expressions
suivantes :
- Я забавлявся
в цьому крихітному храмові серед кремезних пам’яток давнини, які були
свідками мого народження, мали стати ссвідками моєї смерті, й непорушність
яких гарантувала мені в майбутньому життя таке ж спокійне, як і в
минулому.
- Іноді я
підходив блище, щоби роздивитися ті скрині, що відчинялися наче мушлі, та
оголювали переді мною свої нутрощі: бліді запліснявілі листки, дещо
набухлі, вкриті чорними прожилками, просочені чорнилом, вони пахли
грибами.
- Ці
дрібнички нагадували мені новорічні солодощі, адже їх гнучкі та лискучі
сторінки здавалося були вирізані із глазурованого паперу.
- Бабуся
ретельно огортала книги, далі, обравши одну, вона влаштовувалася в
глибокому м’якому кріслі, натягувала на ніс окуляри, зітхала від радості
та втоми, прикривала вії із украдливою посмішкою, яку згодом я виявив на
вустах Джоконди.
- Неділями,
дідусь, не маючи чим зайнятися, заходив до кімнати дружини, і, не знаючи,
що сказати, зупинявся біля її крісла; всі погляди були скеровані в його
бік, а він, пробарабанивши пальцями по шибці, так і не знаходив, що
сказати, тоді повертався до Луїзи й забирав з її рук книгу.
Étude du texte
Lecture méthodique
1. Par quels moyens lexiques le narrateur décrit sa découverte du
livre ? Relevez les champs lexicaux dominants.
2. Quels sens exploite-t-il pour parler des livres ? Trouvez des
exemples.
3. Qu’apporte l’histoire racontée dans le dernier paragraphe au thème de
l’extrait ?
Pour le commentaire
1. Comment la première connaissance avec le livre influence le
narrateur ?
2. Relevez et expliquez les symboles du texte.
Bilan
La philosophie de J.-P. Sartre
·
Contingence
de l'être : le monde est « absurde », sans raison. Il est
« en trop ». Il existe simplement, sans « fondement ». Les
choses et les hommes existent de fait, et non de droit. (Voir La Nausée.)
·
L'homme est
défini par la conscience (le pour-soi qui s'oppose à l'en-soi). Or toute
conscience est conscience de quelque chose (idée d'intentionnalité
reprise de Husserl).
L'homme est donc fondamentalement ouvert sur le monde, « incomplet »,
« tourné vers », existant (projeté hors de soi) : il y a en lui
un néant, un « trou dans l'être » susceptible de recevoir les objets du
monde.
·
La
conscience est ce qui ne coïncide jamais avec soi-même, ce qui est puissance de
néantisation (c'est-à-dire de négation, c'est-à-dire d'action) grâce à
l'imagination (elle peut penser ce qui n'est pas). La conscience rend donc le
projet possible.
·
L'homme est
absolument libre : il n'est rien d'autre que ce qu'il fait de sa vie, il
est un projet. L'existence précède l'essence (contre Hegel : il n'y a
pas d'essence prédéterminée, l'essence est librement choisie par l'existant).
·
l'engagement
n'est pas une manière de se rendre indispensable, mais n'importe qui
(interchangeable).
·
L'homme est
condamné à être libre : ne pas s'engager, c'est encore une forme
d'engagement : on en est responsable.
·
De plus,
Dieu n'existe pas, donc l'homme est seul source de valeur et de moralité ;
il est condamné à inventer sa propre morale.
·
Refus du
concept freudien d'inconscient, remplacé par la notion de « mauvaise
foi » : l'inconscient ne saurait amoindrir l'absolue liberté de
l'homme.
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